Revista europea de historia de las ideas políticas y de las instituciones públicas
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Director: Manuel J. Peláez
Editor: Juan Carlos Martínez Coll
MAURICE DUVERGER OU LA RANÇON DU SUCCÈS
Dominique TERRE*
Para citar este artículo puede utilizarse el siguiente formato:
Dominique Terré (2015): « Maurice Duverger ou la rançon du succès », en Revista europea de historia de las ideas políticas y de las instituciones públicas, nº 9 (diciembre 2015).
Resumen: Ha habido una tendencia llamativa en Francia a olvidar la fama y el prestigio internacional que Maurice Duverger cosechó en su país, en Italia, Bélgica y España en los años que transcurren desde 1950 a 1980. Catedrático de Derecho público desde 1942 se puede hablar de él como uno de los pioneros de la Ciencia Política en el mundo de la francofonía. Desde 1947 colaboró estrechamente con el diario Le Monde. Su manualística de Ciencia Política y Derecho constitucional atraviesa el tiempo, pero manteniéndose como una reliquia, a la vez que como un instrumento de trabajo doctrinal con sentido de pieza de museo, que ya interesa más a los historiadores de las ideas políticas y de las instituciones públicas que a los cultivadores del Derecho constitucional y de la Ciencia política. Mantuvo durante mucho tiempo y hasta su muerte ideas revolucionarias y la defensa del bloque de los países de ortodoxia comunista cuando esa ideología puesta en práctica había desaparecido en casi toda Europa. Fue fiel al marxismo hasta el final. No abandonó los principios revolucionarios utilizándolos como moneda de cambio.
Palabras clave: Maurice Duverger, Derecho constitucional, Ciencia política, Roger Bonnard, Georges Burdeau, Raymond Aron, Bastien François, Georges Bedel, Georges Lavau.
Résum: Hi ha hagut una tendència cridanera a França a oblidar la fama i el prestigi internacional que Maurice Duverger va collir al seu país, a Itàlia, Bèlgica i Espanya en els anys que transcorren des de 1950 a 1980. Catedràtic de Dret públic des de 1942 es pot parlar d'ell com un dels pioners de la Ciència Política al món de la francofonia. Des de 1947 va col·laborar estretament amb el diari Le Monde. La seua manualística de Ciència Política i Dret constitucional travessa el temps, però mantenint-se com una relíquia, alhora que com un instrument de treball doctrinal amb sentit de peça de museu, que ja interessa més als historiadors de les idees polítiques i de les institucions públiques que als conreadors del Dret constitucional i de la Ciència política. Va mantenir durant molt temps i fins a la seva mort idees revolucionàries i la defensa del bloc dels països d'ortodòxia comunista quan aquesta ideologia posada en pràctica havia desaparegut en gairebé tota Europa. Va ser fidel al marxisme fins al final. No va abandonar els principis revolucionaris utilitzant-los com a moneda de canvi.
Paraules clau: Maurice Duverger, Dret constitucional, Ciència política, Roger Bonnard, Georges Burdeau, Raymond Aron, Bastien François, Georges Bedel, Georges Lavau.
On oublie aujourd’hui en France la gloire qu’a connue Maurice Duverger dans les années 1950, 1960, 1970. Initialement juriste (major à l’agrégation de droit public en 1942), il a été l’un des pionniers du renouveau de la science politique sous nos cieux. Il est aujourd’hui encore le politicien français le plus connu à l’étranger et l’un des dix les plus cités dans le monde. Et puis, à la fin des années 1980, il a soudainement disparu des références importantes, aussi bien en ce qui concerne la science politique que le droit public. On tentera de mettre ici en perspective le couronnement de cet auteur et la déshérence dans laquelle il entra. Le contraste entre ce qui se passe en France et ce qui se passe outre-Atlantique –où il est considéré comme le précurseur des analyses stratégiques du vote– est saisissant. Le double mouvement de triomphe et de déshérence qui infléchit la carrière de Maurice Duverger permet de mieux comprendre les conditions de possibilité sociales et scientifiques, propres à la France, d’établissement de légitimité d’une posture savante dans la seconde partie du XXème siècle.
La « Révolution Duverger »
Maurice Duverger un homme double : un juriste qui fait de la science politique, et en même temps un politiste issus du droit public. Ce positionnement a fait de lui un « révolutionnaire », mais a aussi amorcé ce qui, de façon excessive, a pu être interprété comme un déclin. Ce sont les tenants et les aboutissants de ce déclin présumé que l’on examinera dans cet article.
Au début de sa carrière, brillante et classique –sous le patronage du très influent Roger Bonnard–, qui s’illustrera par un soutien au régime de Vichy, Maurice Duverger prend la direction de l’IEP de Bordeaux de 1948 à 1955. Cette voie nouvelle n’est pas sans risques. Il parlera de cette création comme un moment de vérité et d’euphorie. Il ne manquera pas de valoriser plus tard les relations qu’il a pu établir avec des anciens des IEP dans les nouveaux cercles politico-administratifs qui se mettent en place après-guerre. Certains de ses étudiants les plus fidèles le suivront jusqu’à Paris. Il se distingue très vite dans le petit milieu des spécialistes de droit constitutionnel. A partir de 1947, il devient salarié du journal Le Monde, ce qui est d’une importance primordiale, dans la mesure où chez lui le professeur et le journaliste sont difficilement dissociables. L’important est qu’il publie, sous le titre très original à ce moment-là, un Manuel de droit constitutionnel et de science politique, ouvrage qui se propose de dépasser l’exercice classique en la matière afin d’aboutir à la « définition des lois sociologiques véritables » par la confrontation des antécédents sociaux de chaque texte constitutionnel. Il est alors nommé à la faculté de droit de Paris où il enseigne notamment la « sociologie politique ». A cette époque il remanie son manuel de droit constitutionnel : 70 pages (sur 300 portant sur la Vème République) sont exclusivement consacrées aux « forces politiques ».
L’intention de ce manuel n’est pas métaphysique, mais sociologique. Il n’est plus question de partir d’une conception a priori de l’État et du gouvernement ; ce sont les faits qui sont l’objet de l’analyse. Cette démarche représente une véritable « démystification ». Elle conduit à conclure à l’idée que les institutions politiques et constitutionnelles font l’objet d’une compétition permanente entre groupes sociaux, d’une lutte constante dont elles sont à la fois les moyens et les enjeux. Elles servent souvent à occulter la domination de certains groupes sur d’autres et à la rendre acceptable. La volonté de Duverger est de faire apparaître le sens authentique des doctrines politiques : ce sont des armes instrumentées en vue de luttes politiques et sociales. Traditionnellement les juristes avaient tendance à écarter ces faits. Leur conception abstraite de ces choses, la rhétorique subtile qui entachait leur façon de voir les conduisait à déifier l’État et les dirigeants qui le représentent. Fort de l’appui d’une bonne partie de juristes de la jeune école française, ce mouvement s’est emparé des sciences sociales et en particulier de la science politique. Dans la ligne d’Auguste Comte, la sociologie politique entend « faire passer l’étude de l’État et des constitutions de l’âge métaphysique à l’âge positif »1. Dans son Introduction à la politique ce bouleversement se fait sentir : le domaine politique apparaît avant tout comme un champ de luttes –du moins à son point de départ : « Comme Janus, la politique a deux faces. Elle est à la fois une lutte des pauvres contre les riches, des asservis contre les puissants, et un effort pour surmonter cet antagonisme et un effort pour surmonter cet antagonisme en s’approchant de la « Cité des justes » rêvée par Aristote ». Malgré son désir de synthèse, il apparaît que la conception de Duverger fait la part plus grande au dynamisme conflictuel –la politique est violente– qu’à une vision irénique du vivre ensemble, à la manière de Hannah Arendt. Il se rapprocherait plutôt de Clausewitz pour qui la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens. La démarche de Duverger, c’est une prise de distance avec l’idéal figé d’un vivre ensemble orchestré par l’État.
Maurice Duverger n’est pas le seul instigateur de cette véritable révolution dont le contexte doit être ici rappelé. L’époque d’après-guerre se caractérise par un bouleversement général. On observe une profonde modification de la place des savoirs sur la société et du rôle des acteurs de la science juridique. Cela est surtout sensible dans l’entre-deux-guerres. L’imagination institutionnelle y est très forte, on réfléchit sur le concept de « démocratie de masse » tandis qu’en même temps la parole constitutionnelle –et généralement juridique– se trouve sensiblement dévaluée.
A la même époque, Georges Burdeau observe la même évolution. Selon lui, s’exprimant à la fin de la quatrième République, les régimes politiques ne peuvent plus être identifiés par l’analyse de la Constitution en vigueur dans le pays où ils fonctionnent2. La vie politique se déroule en marge des dispositifs constitutionnels, ce qui explique l’intérêt suscité par le développement de la science politique. Elle donne accès à une certaine réalité concrète que ne peut aucunement appréhender le droit constitutionnel qui est livresque et abstrait. Cette excessive abstraction n’est pas la seule cause du déclin du discours constitutionnaliste. La modernisation des formes démocratiques a permis un accès direct à la scène politique qui jusqu’ici n’intervenaient qu’indirectement par personne interposées. Davantage que les théories des publicistes ou des subtils montages constitutionnels, c’est l’homme qui compte, sa psychologie et sa sociologie.
Maurice Duverger inaugure une démarche où il excelle : mettre en relation la pratique politique et sa mise en œuvre savante, la science politique jouant le rôle d’un « bouche-trous », atténuant ainsi le danger consistant à se déphaser par rapport au droit « pur », ce qui est toujours dangereux en termes de légitimité, mais offrant de nombreuses alternatives savantes.
La carrière de Duverger prend alors toute son envergure. Il balaie un large spectre de disciplines qui vont du droit financier à la sociologie. Il s’exprime sur de multiples sujets, intervient non seulement à la faculté de droit, à l’IEP de Paris, mais aussi dans la presse. Il est également très présent dans les cercles des « modernisateurs » de la IVème, puis de la Vème République (ainsi joue-t-il un rôle important au club Jean-Moulin, foyer de réflexion technocratique de gauche au début de la Vème République). Raymond Aron, autre « grand » intellectuel, lui aussi journaliste-professeur, le reconnaît comme interlocuteur. Selon Bastien François, l’originalité de Duverger consiste à incarner une figure nouvelle dans le monde des professeurs de droit, celle du « juriste mondain »3. Mais il faut ici préciser : cette « mondanité » se veut avant tout scientifique. C’est au nom de la « science », de la possibilité qu’elle libère d’intervenir « objectivement » sur le monde social et politique. De ce point de vue, la figure de Duverger est exemplaire : il est un des premiers à effectuer une synthèse entre la formation rigoureuse des facultés de droit et les bouleversements que connaissent les sciences sociales à cette époque, dans leurs rapports à la fois à la science et à l’action. Tout naturellement, son programme savant rencontre le « scientisme » des élites technocratiques, mais aussi les forces vives des syndicalistes ouvriers, paysans et patronaux, qui ont été enrôlés par ces élites dans le projet d’une nouvelle « démocratie économique ». Son projet converge avec celui des économistes qui engagent une science de l’action économique au nom de leurs nouveaux outils statistiques et économétriques.
A cette époque, deux manuels de « méthodologie » ‒celui de Georges Burdeau et celui de Maurice Duverger‒ viennent illustrer des méthodologies assez différentes. Le premier se borne à des réflexions académiques et générales sur la science politique. Il la présente comme « science de synthèse » et se réfère à des thèmes abstraits comme « le pouvoir », « la dynamique politique », sans fondements empiriques. Il s’en dégage une interprétation purement littéraire de la discipline. A l’inverse, le second la présente comme inséparable de la recherche concrète et use d’un style délibéremment technique en insistant sur la nécessité d’ « introduire en science politique le maximum de quantification mathématique »4.
Selon Duverger, les méthodes de cette « science » doivent être en tout point semblables à celles des autres sciences sociales (dimension empirique, formalisation graphique, objectivation statistiques). Son travail consiste à « déterminer les limites (du) champ d’application du texte. Il intervient tantôt comme arbitre qui juge la régularité des coups, tantôt comme interprète définissant les différents coups imaginables et leur degré de réussite en fonction des capacités des joueurs et de la donne des cartes »5. L’ensemble des sciences sociales obéissent alors au même mouvement : les sociologues tentent de construire leur légitimité sociale en se présentant souvent comme des « ingénieurs du social », les économistes estiment être en mesure de pouvoir définir le bon gouvernement à l’aide de leurs nouveaux instruments de prospective et de planification ; Maurice Duverger, quant à lui adopte une posture savante au nom d’une ingénierie politico-institutionnelle. Ainsi au cours des années 1950, aux côtés de Georges Vedel et de Georges Lavau, il s’attachera à promouvoir un système politique « présidentiel », se posant ainsi en « consultant » réformateur. Cette posture est en phase avec les élites socio-économiques des « Trente Glorieuses »6.
Il s’ensuit une rupture inévitablement violente avec les juristes universitaires qui ont adopté une fois pour toutes une position de domination sociale, fondée sur l’ordination du « sacrement agrégatif »7. Or Duverger a voulu quitter l’enceinte sacrée du séminaire ou se prépare traditionnellement l’agrégation de droit pour s’ouvrir au siècle. Certains vont jusqu’à l’accuser de figurer au nombre des « fanatiques de la démystification »8. Duverger lui-même aime à se définir comme « journaliste-professeur ». Il n’hésite pas à infléchir sensiblement la rigueur coutumière du métier de professeur. Ainsi évoque-t-il avec plaisir une définition de lui proposée par les étudiants de Sciences-Po le présentant comme un « Professeur au journal Le Monde ». Selon lui, cette double acception signifie que « les cours à l’Université et les articles dans la presse ne sont pas deux activités séparées, mais la même chose sous deux aspects complémentaires »9.
En fait la position de Duverger est plus subversive qu’il n’y paraît. Le Monde est un bastion du « modernisme » technocratico-scientiste qui, à l’instar de L’Express, s’adresse à la nouvelle classe émergente des « cadres » et un certain nombre d’universitaires y écrivent volontiers. Mais le contraste est saisissant entre la montée en puissance d’un journal si « professoral » et le contexte de dévalorisation du droit constitutionnel. L’organe de presse devient une sorte de lieu alternatif du savoir, tout comme Science Po où sévit dans le même temps Duverger, manifestant ainsi, à la différence de ce qui se passe à l’Université, le lien que le savoir doit entretenir avec l’action.
Les positions de Duverger ne sont pas les seules à être contestées. Raymond Aron, éditorialiste au Figaro, suscite également la critique : « Le journalisme, lui dit un de ses détracteurs, n’est pas, à mes yeux concevable pour un professeur d’Université. Celui-ci doit accepter une existence modeste, en dehors du tumulte, celle d’un clerc qui trouve dans l’exercice et la transmission de la pensée, dans la formation de disciples, le sens de sa vie et la plénitude de sa vocation »10. Même Georges Burdeau, en dépit du réel intérêt qu’il éprouve à l’égard de la science politique, met en garde ses étudiants vis-à-vis d’un certain nombre de confusions à éviter lors de son premier cours à la Faculté de droit : « Le cours de droit constitutionnel paraît facile parce que la plupart des notions qu’il met en cause sont quotidiennement évoquées par l’actualité politique. Ce dont je vous parlerai, votre journal du matin ou un speaker de la radio vous en aura entretenu. Vous aurez ainsi l’impression de connaître les questions : mon enseignement ne bénéficie pas, au départ, de la curiosité que soulève un vocabulaire inédit. Mes collègues vous parleront de l’action paulienne, de la loi de Graham, de l’oligopole ou de la manus injectio... Il y a toutes les chances que ces expressions neuves vous fassent dresser l’oreille. Moi je traiterai du référendum, de la dissolution, de l’élection législative ou des partis politiques. Méfiez-vous alors de la pernicieuse pensée que tout cela vous est connu. L’actualité déforme les problèmes parce qu’elle n’en retient qu’un fugitif aspect ; elle les dramatise et, par conséquent, les écarte de la perspective scientifique ; elle établit entre eux une hiérarchie fortuite et provisoire interdisant par là, si elle est la seule source de connaissance, toute compréhension de leurs liaisons profondes. Bref, Le Monde est un journal très bien fait, mais sa lecture quotidienne ne vous dispense pas de vous abreuver à des sources moins séduisantes peut-être, mais non moins indispensables à la formation de votre esprit »11.
C’est ainsi que cette « subversion » ne va pas sans rencontrer des limites. La première, dans les années 1950 et 1960 résulte du souci de ne pas perdre ce capital symbolique que constitue le titre de « professeur de droit ». Il y aurait un risque en jouant sur les deux tableaux de perdre en même temps sur les deux, et cela surtout dans la mesure où les instances de production et de reproduction du droit savant se trouveraient menacées. A l’époque, l’appareil universitaire (les facultés de droit par rapport aux instituts d’études politiques) est seul en mesure d’établir un droit et un coût d’entrée dans l’univers savant, c’est-à-dire ce dispositif bien réglé (l’agrégation) empêchant l’explosion des savoirs savants. C’est ainsi que Georges Burdeau met en garde ses étudiants contre l’idée d’une concurrence possible entre le droit constitutionnel et la science politique ; concurrence que des esprits simplistes ont eu parfois tendance à symboliser en évoquant la dualité des espaces : celui de la rue Saint-Jacques et celui de la rue Saint-Guillaume »12. En dépit des réformes des années 1950, la plupart des facultés de droit résistent à une trop grande influence de la science politique tout aussi bien sur le cursus qu’elles proposent que sur la formation des savants eux-mêmes. En témoigne le « blocage » des carrières universitaires pour ceux qui ne se soumettraient pas au passage obligé qu’est le concours d’agrégation « de droit et de science politique ». De ce fait la science politique aura du mal à se déployer ailleurs qu’à la Fondation nationale des sciences politiques.
La seconde limite tient au fait que la science politique d’alors, en dépit de ses efforts, n’est pas encore à même de proposer un modèle savant très solide (on pourrait dire d’ordre « lazarsfeldien » pour faire une comparaison avec ce qui se passe en même temps aux États-Unis et qui influencera si fortement un Raymond Boudon par exemple). Il s’agit d’une science très jeune qui emprunte à plusieurs sciences sociales encore indéterminées elles-mêmes. Le risque est toujours de la voir stigmatisée comme une « science militante »13. Ou alors on lui reproche de coller aux analyses de politiques profanes.
Maurice Duverger occupe alors une position d’avant-garde qui est extrêmement favorable en termes de reconnaissance sociale : elle converge en effet avec les aspirations des élites technocratiques et des fractions « modernisatrices » des élites socio-économiques. L’école de pouvoir qu’est Science Po en est un puissant relais. Cette position, il l’occupe durablement tant il navigue subtilement entre plusieurs pôles : celui de l’establishment universitaire (symbolisé par la Faculté de droit de Paris) et celui des élites « modernisatrices » (symbolisées par Science Po et Le Monde), celui de la tradition (la discipline classique du droit) et celui de la modernité « démystificatrice » (de la science politique), celui de la science et celui du « monde » (Le Monde...). Ce jeu subtil, Duverger l’effectue avec d’autant plus de talent que sa « révolution » a du mal à dépasser le stade programmatique. Les recherches qu’implique son projet peinent à prendre forme et à s’institutionnaliser dans des dynamiques de recherche collective, à la différence des autres sciences sociales de l’époque. Selon l’interprétation de Bastien François, cela tiendrait à la conception de la science politique que défend Maurice Duverger, « celle d’une science qui doit d’abord démasquer, démystifier, désacraliser, (...) avec comme horizon l’espoir scientiste (...) que « gouverner, c’est faire croire, c’est-à-dire mystifier »14 . En quelque sorte, il ne croit pas à l’authenticité d’un pouvoir politique bienveillant ou altruiste. Dans la construction de cette science, la recherche des fondements théoriques et méthodologiques passe au second plan. La science politique de Maurice Duverger, souligne encore Bastien François, est avant tout mondaine15. Alors que les autres sciences sociales effectueront une rupture franche et brutale avec leurs disciplines d’origine : l’économie se démarquant du droit, la sociologie de la philosophie, la science politique ne prendra pas véritablement son autonomie par rapport aux sciences juridiques, négligeant de faire un travail en collaboration avec les autres sciences sociales en ce qui concerne les principes et les méthodes.
Bastien François intitule l’article qu’il consacre à Duverger « la gloire avant l’oubli ». Si nous le suivons pour la description et l’explication du moment de la gloire, nous n’adhérons pas tout à fait à son analyse de « l’oubli ». Il nous semble que Duverger a moins été « oublié » qu’assimilé : son approche et son style révolutionnaire dans le renouveau de la science politique sont désormais des acquis en deça desquels il semble qu’on ne puisse revenir. Si silence il y a, c’est moins le fait d’un oubli que d’un succès pérenne.
Pourtant un écart ne tarde pas à se creuser qui est lié à l’intersection de deux disciplines académiques (le droit constitutionnel et la science politique) que Duverger met en rapport en même temps qu’il les fait exister. Le « duvergérisme » ne parviendra pas à résister à l’écart qui va se creuser en ces deux disciplines dans la façon d’établir leur identité savante, alors même que l’interprétation qu’il donne des institutions politiques se caractérise encore aujourd’hui par sa clairvoyance. Si son discours semble de banaliser, c’est bien parce qu’il se vérifie. En effet, on s’habitue à son prophétisme démystificateur.
La rupture décisive est d’abord venue du droit constitutionnel qui, à partir des années 1980, se réorganise autour de l’essor de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Jusqu’à la fin des années 1970, l’autonomie de la discipline était restée faible, cantonnée à certains aspects pratiques et limités de l’activité politique ; désormais, en raison du développement de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il apparaît de plus en plus comme un savoir technique, réservé à des spécialistes, mais pouvant également intéresser de simples citoyens, plus étrangers à la sphère politique. On assiste à une convergence entre, d’une part, un univers théorique général, où interviennent les professeurs, politologues, mais aussi les politiques et les journalistes ; et d’autre part, le contentieux constitutionnel, qui rend possible le développement de l’autonomisation du droit constitutionnel, accessible pour les seuls initiés, et cela par la médiation de spécialistes. Voici le droit constitutionnel reconnu comme un « vrai » droit qui s’articule au reste des productions juridiques et se trouve contrôlé par un corps de spécialistes de son interprétation16. On est mis comme devant un fait accompli : la « revanche » du droit constitutionnel sur la science politique17. Selon Favoreu, voilà le droit constitutionnel devenu cet instrument qui permet de « saisir » la politique, et, du même coup, la science politique...18
La personne que vise cette « revanche » n’est autre que Maurice Duverger et il ne peut s’y soustraire pour deux raisons fortes. La première vient de ce que le renouveau du droit constitutionnel vient avant tout du droit administratif. C’est en transposant au droit constitutionnel les règles prétoriennes de la juridicité issue du droit administratif, autrement dit en calquant la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur celle du Conseil d’État que les constitutionnalistes français vont fonder et définir la nature et la fonction de leur savoir. Et bien qu’il ait été un administrativiste dans sa prime jeunesse, Maurice Duverger a pris ses distances par rapport à ce secteur du droit public qui a connu d’importants bouleversements dans l’après-guerre. A l’inverse, un Georges Vedel qui aura pris aussi une part active à la diffusion de la science politique, aura gardé une position forte dans le champ du droit administratif et dans les facultés de droit en général et n’aura pas de mal à se poser comme un acteur central du nouveau droit constitutionnel. La deuxième raison du déclin de la science politique tient à ce que le droit constitutionnel n’en a plus guère besoin. Elle ne s’inscrit plus dans le programme des études juridiques. A partir des années 1980, les modalités d’édification nouvelles et savantes du droit constitutionnel conduisent à l’exclure définitivement de son champ d’application. De ce fait, en dépit de quelques tentatives (il a défendu l’idée d’un contrôle de la loi par voie d’exception), il sera marginalisé –lui et la science politique– par rapport au droit constitutionnel en pleine expansion. Il, s’il aura publié des textes sur le contrôle de constitutionnalité, il ne saura pas prendre le train en marche et se trouvera exclu (lui et la science politique) du nouveau droit constitutionnel.
Le destin de la science politique est alors un peu confus. Pourtant elle se trouve institutionnalisée universitairement avec la création d’un concours d’agrégation spécifique sous l’impulsion de Maurice Duverger et de Jean Touchard. On observe dans le même temps une mise à l’écart des thèmes liés aux institutions politiques, vraisemblablement par réaction contre l’ancienne emprise des juristes. De même, les grandes controverses politiques et savantes qui ont marqué la quatrième République et les débuts de la cinquième –les modes de scrutin et leurs effets, le révisionnisme institutionnel et la nature du régime politique– perdaient sensiblement de leur ampleur. C’était pourtant ces thèmes qui alimentaient le « duvergérisme »
Mais –phénomène plus important encore‒ à partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980, s’opère une sorte de révolution qui va toucher la science politique : elle s’inscrit à fond dans les sciences sociales. Cette irruption des sciences sociales dans la science politique française, résultat d’une importation systématique des méthodes et des théories issues de la sociologie et de l’histoire va transformer de fond en comble les modes de construction scientifique des objets, valorisant la recherche collective, l’analyse empirique (quantitative et qualitative) et, dans le même temps les modes de « clôture » savante de la discipline, reléguant Maurice Duverger à un statut historique, celui des temps archaïque, préscientiques en quelque sorte. Un tournant a été effectué : la « nouvelle sciences politique » n’est plus du tout située, la plupart du temps, sur les thèmes d’études de Maurice Duverger. Les Duverger’s laws, qu’ils soient conduits à Paris-1 ou à Science Po, si elle continuent d’intéresser parfois, se sont fortement éloignées de ce qui était l’innovation de Duverger.
Néanmoins l’action et l’œuvre de Duverger a eu un rôle charnière. Si son œuvre résonne moins aujourd’hui dans cette première moitié du XXIème siècle, c’est bien la marque de sa ferme signature et de son indéfectible apport.
Recibido el 12 de mayo de 2015. Aceptado el 25 de septiembre de 2015.
* Centre d�analyse et d�intervention sociologiques. CNRS � EHESS. Paris.
NOTAS
1 M. Duverger, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, PUF, 1959, 4ème édition, volume 1, p. 7-8.
2 G. Burdeau, Méthode de la science politique, Paris, Dalloz, 1957.
3 Bastien François, « Maurice Duverger, la gloire avant l’oubli (en France) », in Revue Internationale de Politique Comparée, Vol. 17, n°1, p. 210.
4 G. Burdeau, Méthodes de la science politique, Paris, Dalloz, 1959, et M. Duverger, Méthodes de la science politique, Paris, PUF, 1959, p. 26 et 28.
5 M. Duverger, « Les vaches sacrées », Itinéraires. Études en l’honneur de Léo Hamon, Paris, Economica, 1982, p. 643.
6 D. Dulong, « Quand l’économie devient politique. La conversion de la compétence économique en compétence politique », Politix, n° 35, 1996.
7 Expression employée par Jean Rivero, qui fut directeur de la Conférence d’agrégation de droit public à la faculté de droit de Paris, pour caractériser la « mission » du professeur de droit (« Réflexions sur l’enseignement du droit »).
8 J. Rivero, « Réflexions sur l’enseignement du droit », Mélanges Trotabas, Paris, LGDJ, p. 447-448.
9 M. Duverger, op.cit., 1977, p. 110.
10 F. Aron, op. cit., 1983, p. 304.
11 G. Burdeau , Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Les cours de droit, 1961-62, p. 34-35.
12 G. Burdeau, op. cit., 1961-62, p. 24.
13 G. Vedel, Cours de droit constitutionnel et d’institutions politiques, Paris, Les cours de droit, 1958-1959, p. 11.
14 M. Duverger, « De la science politique considérée comme mystification », Revue de l’enseignement supérieur, 4, 1965, p. 13.
15 François B., op. cit., p. 33.
16 Bastien François qui est notre guide dans cette analyse donne davantage de détails dans « La Constitution du droit ? La doctrine constitutionnelle à la recherche d’une légitimité juridique et d’un horizon pratique », in Y. Poirmeur et al., La doctrine en droit, Paris, PUF, 1993.
17 P. Avril, « Une revanche du droit constitutionnel ? », Pouvoirs, 49, 1989, p. 7.
18 Cf. L. Favoreu, La politique saisie par le droit, Paris, Economica, 1988.
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