Revista europea de historia de las ideas políticas y de las instituciones públicas
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Director: Manuel J. Peláez
Editor: Juan Carlos Martínez Coll
LA VALEUR DE L’ARGENT, L'ESTIME DU TRAVAIL. LES ANCIENS ET LES MODERNES
Stamatios TZITZIS*
Para citar este artículo puede utilizarse el siguiente formato:
Stamatios Tzitzis (2017): « La valeur de l’argent, l’estime du travail. Les anciens et les modernes », en Revista europea de historia de las ideas políticas y de las instituciones públicas, nº 10 (noviembre 2016-marzo 2017).
Resumen: Vuele a aparecer un contraste entre los valores propios de la Europa unida actual y las particularidades de mundo helénico clásico, tratando de ponerse de relieve por parte del autor del presente artículo que el mundo heleno de hace 25 siglos tenía unos sistemas compensatorios que ponían en evidencia la clarividencia de los gestores políticos griegos, y de que actualmente no se cuenta con los mismos resortes morales y éticos que había entonces en la antigua Hélade. Jean-Jacques Rousseau resaltó la importancia de la democracia espartana, que merece su respeto por tres razones: la austeridad económica, el rigor de sus costumbres y la simplicidad de vida que propugnaban los espartanos. Se postula, por otro lado, el autor, como un defensor del liberalismo y señala las deficiencias existentes en el socialismo y en el marxismo.
Palabras clave: Atenas, Esparta, Democracia, Liberalismo, Socialismo.
Resum: Apareix de nou un contrast entre els valors propis de l'Europa unida actual i les particularitats de món hel·lènic clàssic, tractant de posar-se en relleu per part de l'autor del present article que el món hel·lè de fa 25 segles tenia uns sistemes compensatoris que posaven en evidència la clarividència dels gestors polítics grecs, i que actualment no es compta amb els mateixos ressorts morals i ètics que hi havia llavors en l'antiga Hélade. Jean-Jacques Rousseau va ressaltar la importància de la democràcia espartana, que mereix el seu respecte per tres raons: l'austeritat econòmica, el rigor dels seus costums i la simplicitat de vida que propugnaven els espartanos. Es postula, d'altra banda, l'autor, com un defensor del liberalisme i assenyala les deficiències existents en el socialisme i en el marxisme.
Paraules clau: Hélade, Atenes, Democràcia, Liberalisme, Socialisme.
Même dans leurs mythes, les Hellènes ne se laissent pas emporter par une fascination irrationnelle qui les empêchent de discerner avec clarté la valeur des choses terrestres. Leur vision consiste dans un effort de compréhension de l’ordre naturel qui se prolonge dans celui de la cité. Les idées morales et métaphysiques ne leur interdisent pas d’estimer la force et le pouvoir de l’économie qui pèse, dans l’ordre de la cité, sur les échanges avec le monde non hellénique. Même si leur anthropologie est centrée sur la solidarité des membres du groupe ou sur la vertu politique, la dynamique de l’économie est située au premier rang des priorités à accomplir. Il y a une éthique certaine qui lie, chez les Hellènes, la richesse au travail et à la vertu, donc à l’argent honnêtement gagné.
Dans l’Hellade préclassique, la poésie peut nous servir de guide à cet effet. Je fais allusion aux Travaux et les jours d’Hésiode. Le poète rend au travail et à l’argent qui en est issu, leurs lettres de noblesse. Il combine travail et prospérité à condition que les règles de la justice soient respectées. Il établit ainsi un rapport étroit entre la morale et le gain du travail. Il approuve la prospérité matérielle réalisée selon les vertus traditionnelles. Ce travail désigne « une bonne lutte » pour l’homme1. Plus qu’à ses compatriotes, il s’adresse à tous les habitants de la terre. Dès lors son message est universel. Hésiode crée ainsi une pédagogie du travail et légitime son produit, l’argent. Car pour Hésiode, l’oisiveté est mère de tous les maux.
La terre occupe en effet un grand chapitre dans l’anthropologie de la Grèce. Le ponos, « l’ occupation laboureuse, le travail fatiguant2, » que l’homme lui consacre, outre qu’il lui procure des biens bénis des dieux, contribue (ce ponos) à son éducation morale.
L’importance du travail est érigée au rang des lois des dieux et des hommes. Il s’agit d’une norme qui traduit la dure nécessité, donc une norme inscrite dans l’ordre des choses3. C’est ainsi que l’homme pourrait sortir de la misère et être capable de ne pas succomber à la tentation de la faute.
C’est dans la nature de l’homme de travailler et de profiter du fruit de son travail évalué par l’argent. La vertu de labeur constitue donc une valeur positive, et plus positif encore, c’est l’argent qui en est le fruit.
Il ne serait pas exagéré de soutenir que le travail (en particulier chez Hésiode) est érigé en une loi « naturelle »4 pour l’humanité tout entière, légitimant l’accumulation de l’argent5 qui ouvre le chemin vers la richesse. Le travail honnête légitime le superflue d’argent qu’ un homme peut posséder.
Toutefois, si nous plaçons cette philosophie de l’économie au sein de la cité grecque (polis), nous aurons une autre conception de la chose. La politique de la cité ne situe pas le rapport travail-argent (concernant les citoyens) au premier rang de ses valeurs. Certes, l’argent est pour les Grecs le substrat de la réussite hégémonique de la polis et contribue à sa sauvegarde lorsque il est bien employé. Ce tandem ne jouit pas pourtant de la même estime dans les différentes cités helléniques. Le régime politique et la situation géopolitique de chaque cité jouent un rôle non-négligeable à cet effet.
A. L’argent et la politique dans la cité
Nous avons choisi deux villes maitresses, représentatives de l’éthique grecque, afin de bien comprendre les enjeux de l’argent et les potentialités du travail pour développer ou consolider leur pouvoir politique : Athènes et Sparte. Si elles sont régies par des lois fondamentales communes aux Hellènes6, leur tempéraments et leur visions du monde s’opposent.
Ici une remarque importante est nécessaire pour mieux comprendre le développement de notre sujet. Chez les Hellènes, l’homme ne jouit pas de l’autonomie (existentielle ou politique) qui domine notre postmodernité. Les magnats de l’argent qui s’imposent en tant que pouvoir économique au-delà du pouvoir de l’État, représenteraient un phénomène impensable pour les Grecs.
Etudions d’abord Sparte. C’est une terre aride. Tout est centré sur le sentiment patriotique beaucoup plus qu’à Athènes. Lycurgue, le grand nomothète de Sparte, impose une politique anti-lucrative7. Il interdit aux hommes libres l’exercice de toute espèce de profession en vue d’un profit individuel donc tout métier lucratif dans la cité. Il n’y tolère que les actes qui assurent à un peuple sa liberté politique et l’épanouissement de leur patrie.
En effet, Sparte est très vulnérable à cause de son territoire qui n’est point fertile. Elle est susceptible d’être attaquée par les barbares comme aussi par les autres cités grecques. La défense de la patrie constitue alors la plus haute valeur politique. La vertu propre de la cité, plus que la justice c’est l’andreia, la bravoure ou le courage qui devait se manifester dans chaque activité politique (andragathias)8.
Or la politique édictée par ce législateur favorise avant tout9 la pédagogie militaire10. Il faut avoir de bons soldats, gardiens de la cité, et défenseurs de sa liberté. Tout esprit commercial ou mercantile pourrait porter atteinte à cette politique. A quoi bon courir après la richesse dans une ville où le législateur a établi que chacun apporterait sa participation aux repas et se nourrirait de la même manière ? La fortune ne procure aucune jouissance. Ce n’est pas non plus pour des habits fastueux qu’on voudrait de l’argent : la parure d’un Spartiate n’est pas dans le luxe des vêtements, mais dans la bonne constitution du corps.
La litote, sous toutes ses expressions, doit prévaloir et dans la maison (oikos) et dans les affaires de la cité. Or, la valeur de l’argent n’occupe pas la place d’honneur dans l’univers moral des spartiates. Lycurgue prévoit toute une législation et des mesures qui vont contre la tentation du gain. Il impose un civisme ascétique et réprime toute âpreté à l’économie mercantile.
A cet effet et pour réprimer également les gains injustes, il fait frapper des monnaies si lourdes, qu’on ne peut introduire même pas dix mines dans une maison à l’insu des serviteurs : il faut une place énorme pour cette somme et un chariot pour la transporter. C’est également un moyen d’empêcher les transactions commerciales qui pourraient avoir lieu en dehors de la cité avec les étrangers (xenoi). Il ne veut pas que les spartiates quittent le territoire de la cité pour découvrir des univers nouveaux. Cela pourrait constituer une tentation de corruption de leur mode de vie. Il ne veut pas d’ étranger non plus sur le territoire de sa cité de peur qu’ils contaminent par leurs mœurs les natifs.
Par ailleurs, les spartiates ne tiennent pas en haute estime le travail. Cette tâche incombe aux hilotes, représentant des esclaves-marchandises. En théorie, ils appartiennent à l'État et sont attachés à un lot de terre, le klèros ( lot, héritage ). Les citoyens se prêtent entre eux les hilotes pour se dépanner. On peut dire que la cité a la nue-propriété de ces esclaves, tandis que le citoyen en a l'usufruit. Les hilotes doivent donner une part de leurs récoltes (apophóra). Ils peuvent être également des artisans.
Athènes s’inscrit dans un autre registre. Cette cité aime le luxe et les fêtes. Comme à Sparte, le travail n’est pas le propre des citoyens. C’est la tâche des esclaves. Il n’existe pas d’activité servile à proprement parler : toute tâche est susceptible d’être effectuée par un esclave, à l'exception de la politique, c’est-à- dire les affaires de la cité, dont les volets social, éthique et juridique. Citer Athènes, ce n’est pas parler en premier lieu de sa situation économique, de sa prospérité commerciale, de la création des postes de travail, du chômage, bref de tout ce qui est mis en exergue aujourd’hui pour approfondir la vitalité d’un État. Athènes s’impose sur la scène politique au niveau des cités grecques et au monde barbare par son épanouissement intellectuel et ses exploits artistiques. Il y a une phrase très caractéristique de Périclès qui résume cet état d’esprit. « Et nous aimons le beau avec simplicité et nous cultivons la philosophie sans tomber dans la mollesse. »11
Le philosophoumen (aimer la philosophie) de Périclès suggère que les citoyens athéniens se livrent à des occupations intellectuelles qui concernent les créations de l’esprit comme la tragédie, la philosophie, la rhétorique et en général tout ce qui ne relève pas des efforts manuels et cela sans discontinuité. Quant au culte du beau, cela n’implique pas seulement l’esthétique, ce qui est physiquement beau mais aussi le moralement beau comme l’honnêteté et la justice, donc ce qui relève des arts plastiques et du droit, car pour les Hellènes le droit est un art, une technè, conception adoptée également par les Romains, ars boni et aequi12. Ce qui doit dominer dans l'ordre de la cité, c’est la vertu politique qui comprend les autres vertus. C’est ainsi que le pays peut prospérer et briller aux yeux des autres cités helléniques.
Le travail est alors mis à un rang inférieur, mais non pas l’argent qui promeut le pouvoir économique d’une cite. C’est le statut de citoyen qui importe, et non le type d’activité. En effet, la principale occupation réservée aux esclaves est sans doute le travail de la terre, l’agriculture, base de l'économie grecque. Certains petits propriétaires terriens possèdent un esclave, voire deux. Les esclaves sont aussi utilisés dans l’artisanat. À l'instar de l’agriculture, on y recourt dès que l’activité déborde la capacité de la famille. Enfin, les esclaves sont également employés à la maison. Le domestique peut remplacer le maître de maison dans son métier et l’accompagner dans ses trajets et voyages. En temps de guerre, il sert de valet d'armes à l’hoplite13. Quant à la femme esclave, elle s’occupe des tâches ménagères domestiques (de l’oikos), en particulier de la cuisson du pain mais également de la fabrication des tissus. Seuls les plus pauvres n'ont pas d'esclave domestique. De surcroît, dans les mines et les carrières, le travail servile est de loin le plus important. On y trouve d’importantes populations d’esclaves, loués par de riches citoyens. C’est l’un des placements les plus prisés des citoyens d’Athènes. On a pu estimer au total à 30 000 le nombre d’esclaves travaillant au Laurion ou aux moulins de traitement du minerai attenants. Xénophon propose même que la cité se dote d’une importante population d’esclaves d'État, à hauteur de trois par citoyen, dont la location permettrait d’assurer l’entretien de tous les citoyens.
Si le travail est sous-estimé aux yeux de la démocratie athénienne, au contraire le pouvoir et la finance ne le sont point. Périclès en est conscient et fait de ce pouvoir l’infrastructure de la puissance et du prestige hégémonique d’Athènes. Comme le travail n’est pas digne d’un citoyen, il faut que ce dernier, pour s’occuper dignement de la res publica, jouisse d’une certaine aisance économique.
A cet effet, Périclès promeut une politique sociale populaire. Il propose d'abord un décret qui permet aux pauvres d'assister aux pièces de théâtre sans payer, la cité couvrant le coût de leur place. Il fait ensuite abaisser le seuil de richesse exigé pour devenir archonte en 458-457 av. J.-C. Sa mesure la plus importante, populaire mais au grand daim de l’aristocratie, est la mise en place à partir de 454 av. J.-C. de la misthophorie : une indemnité « le misthos »14. Il s’agit de la somme de deux oboles par jour attribuée à tous les citoyens qui servent comme jurés dans l'Héliée (le tribunal populaire d'Athènes) du fait que ceux-ci perdent les bénéfices d'une journée entière de travail. Cette indemnité, qui sera plus tard étendue aux autres magistrats et aux soldats, est ridicule pour les riches mais intéressante pour les pauvres : elle permet à tous de participer à la démocratie.
Périclès est déterminé à assurer la prééminence de sa cité en Grèce en consolidant l'hégémonie d'Athènes sur ses alliés. Il sait que la prévalence intellectuelle doit être associée à une prédominance économique. Il faut construire une flotte puissante, facteur important tant pour le commerce que pour la défense navale d’Athènes qui pourrait apparaître ainsi comme la mère–cité protectrice des autres cités helléniques. À l'âge d’or, les citoyens d’Athènes développent un dynamisme et une imagination créatrice impressionnantes pour tirer le maximum de minerai de Laurion15, en se servant de très nombreux esclaves.
L’exploitation de ces mines a grandement contribué à la fortune de la cité et constitua un facteur décisif dans l'établissement, à l'échelle du monde égéen, de la thalassocratie athénienne.
De plus, le processus par lequel la Ligue de Délos se transforme en un empire athénien s'amorce bien avant Périclès. Plusieurs membres de la ligue ont choisi de payer un tribut (phóros) à Athènes plutôt que de fournir des équipages et des navires pour les actions communes. Mais c'est lui qui parachève cette évolution. Périclès fait transférer le trésor de la ligue de la ville de Délos à Athènes en 454-453 av. J-C. C'est de ce trésor qu’il tire les fonds nécessaires à son ambitieux plan de construction centré sur « l'Acropole de Périclès »16, plan qui comprend les Propylées, le Parthénon et la statue d'Athéna, sculptée par son ami Phidias. En 449 av. J.-C., Périclès propose un décret autorisant l'utilisation de 9. 000 talents pour financer le programme de reconstruction des temples d'Athènes. Ainsi, Périclès parvient à mener une politique de prestance, réaliste et efficace. Car ces chantiers impressionnants fournissent du travail à toutes les collectivités d'artisans ainsi qu'aux citoyens les plus démunis, ce qui consolide et renforce sa politique sociale.
B. L’ argent et la pensée philosophique
Il y a donc un pragmatisme politique chez les Hellènes qui met en exergue leur peu d’estime pour le travail et surtout pour le travail manuel ou celui de la terre, mais en même temps ce pragmatisme révèle la grande considération pour le pouvoir que possède l’argent pour le citoyen et la cité.
Ce pragmatisme marque aussi les penseurs de l’époque, tel Platon dans sa République. Le philosophe fonde sa cité sur la justice qui réunit le beau avec l’ascétisme. Il est inspiré de l’austérité spartiate et du goût de la discipline et de la beauté dans les manifestations qui expriment l’harmonie naturelle dans la cité. Pour que la cité assure sa gloire, il lui faut un roi-philosophe et des gardiens comme défenseurs de la République. Tout cela suppose un substrat économique que seule la troisième classe, la plus humble, pourrait garantir.
Platon n’a pas beaucoup de considération pour le travail ; c’est pourquoi il relègue sa valeur au plus bas de l’échelle axiologique de la cité. Seule la philosophie, « garde en comparaison des autres professions un prestige magnifique qui la fait rechercher par beaucoup de gens imparfaitement doués, dont la profession et les métiers ont à la fois déformé le corps et mutilé et dégradé l’âme par des travaux manuels. »17
En effet, pour Platon, l’architectonique de la République doit répondre à la question comment une cité peut vivre indépendante et unie dans la multiplicité et la différenciation de ses individus. Pour que l’État reste libre, il lui faut une tête, un chef charismatique, qui commande grâce à sa sagesse exceptionnelle et une armée capable de la défendre de toute attaque venue de l’extérieure. Le rois assume la première tâche. Les gardiens assurent la deuxième18. Quant aux ressources économiques, la troisième classe en constitue le noyau.
Au plus bas niveau sont situés par Platon, les hommes à qui la nature n’a donné qu’ un intellect restreint. Ils sont dans le labeur et du coup doivent rester dans l’obéissance19. Ainsi seront mis à leur place respective des gens de métiers, engagés dans les tâches matérielles de la production des biens immédiats ; autrement dit, ils constitueront la force productive de la cité par leur travail dont le produit ira alimenter en argent les caisses de l’État. Ils représentent ainsi l’ infrastructure indispensable pour faire exister la classe de la sagesse et celle de la défense.
Platon cherche ainsi, dans sa République, un moyen de se procurer de l’argent, sans faire pourtant travailler ceux qui soutiennent sa cité : le roi-philosophe et les gardiens. Sagesse et force reçoivent son admiration, le travail représentant un pis-aller réservé à ceux qui ne remplissent pas les conditions d’être de vrais citoyens.
Le pragmatisme de Platon est fondé sur une dialectique qui applique la puissance du discernement aux calculs de l’intellect pour faire briller sa République par un savoir politique infaillible. Cette dialectique vise ainsi à accommoder les excès de la force au service de la cité dans un esprit de mesure propre à son roi. Et ce projet appuie son maintien financier sur la classe des travailleurs, « les méprisés ». Platon croit pouvoir assurer un modèle politique correspondant à la fois aux exigences matérielles de l’État et à son rayonnement intellectuel, facteur de suprématie.
C. Modernité et inversion des valeurs
La modernité s’inscrit dans un autre registre. L’esprit politique qui y règne renverse la donne. Le travail est revalorisé et l’argent qui en est issu trouve une place honorable dans l’ordre du jour20. Les idées politiques de Locke, père du libéralisme, sont au premier rang. Le philosophe fait le culte de la propriété comme droit individuel qui existe même dans l’état de nature21. La propriété qui désigne le droit que l’on a sur quelque chose et que l’on ne peut pas m’enlever sans mon consentement naît de l’appropriation par le travail depuis la plus primitive cueillette jusqu’ à la mise en valeur des terres ou la production d’objets22.
Or cette appropriation par le travail commence avant l’apparition de la société civile. Le mécanisme de l’appropriation par le travail mène à l’invention de l’argent comme mesure d’évaluation et d’échange. En économie, Locke pourrait être considéré comme mercantile pour qui l’accumulation d’or est une fin essentielle parce qu’elle accélère le commerce et augmente son volume23. Propriété et argent sont dès lors les fins naturelles de l’homme et dépassent la conception d’aujourd’hui qui les préfère comme des fonctions sociales24. Il importe de souligner que ces fins contribuent à l’accomplissement moral de l’individu25. Le libéralisme lockéen est un libéralisme moral.
Il faut le répéter : Locke établit la source théorique du libéralisme : l’antériorité et l’autonomie d’une société fondée sur la propriété par rapport à l’État, d’où il ressort que les activités de la propriété ont plus d’importance et de valeur que celles de l’État. La primauté des initiatives individuelles est de l’essence de la philosophie libérale. Le propriétaire devient le symbole de la richesse et de la réussite sociale grâce à son travail qui témoigne de son intelligence.
Une autre figure, avocat du contrat social, renverse la donne : Rousseau. Bien que théoricien de la démocratie populaire, il éprouve une profonde admiration pour Sparte, à cause de la rigueur de ses mœurs, de la simplicité de sa vie et de son austérité économique. Comme pour les spartiates que pour Rousseau, la litote devient la règle de toute manifestation existentielle26. Le philosophe est convaincu que la science et les mœurs doivent leur aisance à nos vices27. Le travail qui mène à l’accès de la propriété et de la richesse excite les passions individuelles et donne naissance à l’inégalité et à l’injustice28.
Si pour Locke la propriété est louable car elle est conforme au droit naturel, pour Rousseau le droit de propriété diffère de celui qui résulte de cette loi. Sur ce point Rousseau se situe aux antipodes de Locke. Certes, de la culture des terres s’ensuit le partage, et la conséquence du partage est la propriété. Ainsi la propriété rend nécessaire le travail29. Celle-ci n’est pourtant pas, pour notre philosophe, un droit naturel30. Dans l’état de nature, le sauvage innocent n’a pas le sens de la propriété légale. Rousseau remarque à ce sujet : « Lorsque les Anciens, dit Grotius, ont donné à Cérès l’épithète de législatrice, et à une fête célèbre en son honneur le nom de Thesmophories, ils ont fait entendre par là que le partage des terres a produit une nouvelle sorte de droit. C’est-à-dire le droit de propriété différent de celui qui résulte de la loi naturelle.»31
La propriété a dès lors favorisé les échanges. Pour Rousseau, la métallurgie et l’agriculture ont été à l’origine d’une grande révolution dans les relations des hommes. L’or et l’argent acquièrent une référence hautement économique et commerciale qui renvoient directement au travail personnel et accentue par là le sens de la propriété individuelle. Mais Rousseau s’y montre très hostile. Si cette grande révolution à l’or ou à l’argent, si le fer et le blé « ont civilisé les hommes »32, ils ont dans le même temps « perdu le genre humain. »33 Car dans une société d’échanges, l’ambition du gain devient inassouvie. Le plus habile s’efforce de tirer meilleur parti du sien ; le plus ingénieux est en quête des moyens les plus appropriés pour travailler moins et gagner plus. Le désir du profit aux dépens d’autrui inspire aux hommes un fort penchant à se nuire mutuellement34. L’inégalité des fortunes et l’abus des richesses sont à l’origine des maux de l’humanité35. Ce qui ramène à un conflit perpétuel au nom du gain qui ne pourrait se terminer que par le triomphe du plus fort dans un contexte de combats sanglants36.
Pour notre philosophe, l’homme sauvage, désireux du nécessaire, est en paix avec la nature entière. L’homme en société, de goût mercantile, est en quête incessante du superflu, et puis vient celle des délices, et puis celle des immenses richesses. Moins les besoins sont naturels et pressants, plus les passions augmentent. Rousseau ira jusqu’à dire que l’homme civilisé, le riche propriétaire, « finira par tout égorger jusqu’à ce qu’il soit l’unique maître de l’univers. »37
Dans ses pensées politiques, Rousseau demeure foncièrement un admirateur des Anciens et notamment de l’esprit nationaliste (avant la lettre) de Sparte. Sa constitution de la Pologne ne laisse aucun doute. Rousseau devient accusateur de la civilisation matérielle38 dont le culte s’ébauche au XVIIIème siècle39. Florence, Venise, Anvers, Amsterdam, Augsbourg furent les premières villes marchandes, les premiers foyers non seulement des arts et des sciences mais aussi du luxe. Pour Rousseau, « l’art de la marchandise » transforma notre vie en vie matérielle et forma nos caractères avec son esprit commerçant. L’Occidental représente un homme en quête de possession des choses, avec des raisonnements inspirés des principes de la comptabilité40.
Rousseau, visionnaire, avait prévu cet esprit mercantile qui règne aux temps modernes. Le philosophe s’oppose farouchement au libéralisme car celui-ci prône le pouvoir individualiste comme loi fondamentale dans les sociétés modernes. En effet, ce pouvoir vise à s’imposer au monde sans scrupule car la propriété dont il fait le culte et consolide la puissance, est censée accroître la somme de tout ce qui est utile à la collectivité41.
Avec le développement économique et l’accroissement des entreprises, la société moderne est devenue plus dure et les rivalités qui s’y déploient plus âpres. Le type d’homme d’affaires se répand dans les classes dirigeantes. Il y introduit son réalisme quand ce n’est pas sa brutalité. La concurrence glorifiée par les premiers libéraux est devenue un champ clos où le triomphe se mesure au nom de la victime, surtout lorsque la dimension morale qu’assignait Locke à sa politique libérale s’est effacée42. C’est moins la propriété comprise comme condition de l’aisance et de la liberté de l’individu qui se trouve légitimée, que la propriété capitaliste qui s’accroît pour produire sans scrupule davantage43. Donc, ne pourrait-on conclure que l’État libéral est le camouflage institutionnel du capitalisme44?
La réaction fut un socialisme œuvrant pour la justice sociale et l’égalité, qui préconise l’abolition de l’entreprise privée et de la propriété privée des moyens de production. Ce socialisme est amené par là à la création d’un système d’économie planifié où le chef d’entreprise qui travaille pour le profit est supplanté par un organisme planificateur central45. Sa philosophie vise à remplacer l’indépendance qui donne sa place à l’homme en société par la sécurité46. Le socialisme se situe alors aux antipodes du libéralisme.
Nous finirons par une interrogation-affirmation de l’économiste Hayek : « Le monde dans lequel le riche est puissant n’est-il pas meilleur que celui dans lequel le puissant peut acquérir la richesse? »47
Max Eastman48 renchérit sur ce chapitre : « L’institution de la propriété privée fut un des facteurs principaux qui ont permis de donner à l’homme la liberté et l’égalité limitées que Marx avait espéré rendre infinies en abolissant cette institution.»49
Remitido el 20 de diciembre de 2016. Aceptado el 29 de marzo de 2017
* Directeur de recherché CNRS (UMR 7184). Professeur associé à l’Université Laurentienne (Canada).
NOTAS
1 Voir Hésiode, Les travaux et les jours, v.10 et sq.
2 Homère, Iliade, 17, 158. Pindare, Pythiques. 6, 54. Xénophon, Anabase. 7,6, 9 et sq.
3 Hésiode, Les travaux et les jours, v. 41 et sq.
4 En ce sens qu’elle est inscrite dans le cours de l’histoire et façonnant cultures et civilisations.
5 L’argent est le moyen la plus approprié pour estimer et compenser tout travail rémunéré ; voir Aristote, Éthique à Nicomaque, 1183, a 10-30.
6 Cf. Euripide, Les Suppliantes, v. 313.
7 Cf. Xénophon, La constitution des Lacédémoniens, 7, 1- 6. Voir également Plutarque, Lycurgue, XIII.
8 Xénophon, op. cit., 4, 1-7.
9 En effet, c’est Lycurgue prônait « l’émulation du bien et l'amour de la vertu », Plutarque, Lycurgue, XXI.
10 Plutarque, op. cit., XXVI, « Ils (les enfants) n'apprenaient les lettres que pour le besoin; tout le reste de leur instruction consistait à savoir obéir, supporter les travaux et vaincre. »
11 Thucydide, La guerre du Péloponnèse, II, 40.
12 Voir l’étude devenue classique de F. Senn, De la justice et du droit, Paris, Sirey, 1927, p. 14.
13 Dans la Grèce ancienne, il s’agit d’un soldat-citoyen lourdement armé.
14 Il s’agit des gages ou de la paie de l’époque.
15 Laurion est un massif minier d’argent, située à une cinquantaine de kilomètres au sud d'Athènes, en Grèce.
16 Voir Plutarque, Périclès, XII-XIII.
17 Platon, La République, 495 d.
18 F. Chatelet, Platon, Paris, Folio/Essais, 1989, 212.
19 Ibid., p. 219.
20 Cf. J. Locke, Traité du gouvernement civil,Paris, GF Flammarion, 1984, p. 201, « La mesure de la propriété a été très bien réglée par la nature, selon l’étendue du travail des hommes, et selon la commodité de la vie ».
21 Ibid., p.195 : « Tout ce qu’il a tiré de l’état de nature, par sa peine et son industrie , appartient à lui seul. »
22 Ibidem. Cf. page 196 : « Le travail, qui est le mien, mettant ces choses hors de l’état commun où elles étaient, les a fixées et mes les a appropriées. »
23 Ibid., p. 213.
24 Tel est le cas, à notre sentiment, de Rawls dans la Théorie de la justice.
25 Pour Locke , cette morale est de provenance divine, Ibid., p. 201.
26 Cf. J.-J. Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire, Paris, Garnier-Flammarion, 1967 , p. 129 : « (…) rien qui tienne à l’intérêt de mon corps ne peut occuper vraiment mon âme. » Cf. J.-J. Rousseau, Emile, Paris, Garnier-Flammarion,1984, p. 419.
27 J.-J. Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, Paris, 1971, GF Flammarion, 1971, p.47.
28 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondement de l’inégalité parmi les hommes, Paris, 1971, GF Flammarion, 1971,p. 203-204.
29 J.-J. Rousseau, Origine…, op. cit., p. 213.
30 Ibid., p. 215.
31 Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondement de l’inégalité parmi les hommes, Paris, 1971, GF Flammarion, 1971, p. 215.
32 Ibid., p. 213.
33 Ibidem.
34 Ibid., p. 217.
35 Ibid., p. 157 : « Je conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalités ; l’une que j’appelle naturelle ou physique, parce qu’elle est établie par la nature (…) l’autre qu’on peut appeler inégalité morale, ou politique, parce qu’elle dépend d’une sorte de convention (…) Celle-ci consiste dans les différents privilèges, dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres, comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou même de s’en faire obéir. »
36 Ibid., p. 217-218.
37 Rousseau, Discours sur l’origine…op. cit., p. 173.
38 Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation la projetée, Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt, p. 11 : « Ce sont les poésies d'Homère récitées aux Grecs solennellement assemblés, non dans des coffres, sur des planches et l'argent à la main, mais en plein air et en corps de nation, ce sont les tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, représentées souvent devant eux, ce sont les prix dont, aux acclamations de toute la Grèce, on couronnait les vainqueurs dans leurs jeux, qui les embrasant continuellement d'émulation et de gloire, portèrent leur courage et leurs vertus à ce degré d'énergie dont rien aujourd'hui ne nous donne d'idée, et qu'il n'appartient pas même aux modernes de croire. S'ils ont des lois, c'est uniquement pour leur apprendre à bien obéir à leurs maîtres, à ne pas voler dans les poches, et à donner beaucoup d'argent aux fripons publics. »
39 B. de Jouvenel, Essai sur la politique de Rousseau, Paris, Pluriel, 1982, p. 136.
40 Ibidem.
41 Cf. G. Burdeau, Le libéralisme, Paris, Seuil/Points - Politique, 1979, p. 85.
42 G. Burdeau, op. cit., p. 130.
43 Ibid., p. 84.
44 Cf. G. Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, Paris, LGDJ, 1946, p.13 et sq.
45 F. A. Hayek, La route de la servitude, Paris, Quatridge/PUF, 1985, p. 31.
46 Ibid., p. 96.
47 Ibid., p. 79.
48 Max Forrester Eastman (4 janvier 1883-25 mars 1969) est un écrivain socialiste américain. Il patronna le mouvement de Renaissance de Harlem et sympathisa avec Trotsky avant de devenir, à la fin de sa vie, anticommuniste.
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