Revista europea de historia de las ideas políticas y de las instituciones públicas


ISSN versión electrónica: 2174-0135
ISSN versión impresa: 2386-6926
Depósito Legal: MA 2135-2014

Presidente del C.R.: Antonio Ortega Carrillo de Albornoz
Director: Manuel J. Peláez
Editor: Juan Carlos Martínez Coll


RÉFLEXIONS CRITIQUES SUR «L'HOMME-DIEU» DE LUC FERRY

Jean-Luc CHABOT*

RESUMEN: Jean-Luc Chabot ha sido catedr�tico de Ciencia Pol�tica en la Facultad de Derecho de la Universidad Pierre-Mendes-France de Grenoble, en la que actualmente es profesor em�rito. El autor lleva a cabo una valoraci�n cr�tica de un libro cl�sico franc�s escrito por Luc Ferry que fue Ministro con gobiernos conservadores en Francia y ha sido un referente de la derecha francesa, adoctrinadora y catastrof�stica, en la l�nea de lo que supuso a finales del siglo XIX Jules Ferry o los que llevaron adelante algunos a�os m�s tarde la Ley de separaci�n de las Iglesias y el Estado, tan controvertida en su momento. El humanismo lacio y laico liberal-conservador de Luc Ferry est� lleno de tab�s mitol�gicos de un laicismo pedestre, lleno de ambig�edades y navegando siempre por los mares de la inmanencia sin destino fijo, eso s� acompa�ado de un subjetivismo moral alarmante.

PALABRAS CLAVE: Luc Ferry, Jean-Luc Marion, Liberalismo, Ateismo, Laicidad, Materialismo, Catolicismo, Doctrina social de la Iglesia, Mundo moderno.

1. Introduction

Luc Ferry fait partie d’une génération de philosophes1 qui ont acquis une certaine notoriété dans la dernière décennie du précédent siècle en France et qui entendent renouer avec une tradition classique de la philosophie française au moins depuis Voltaire : le discours philosophique se mêle au discours d’esthétique littéraire dans une finalité médiatique d’influence ouverte sur la société et sur la politique. Parmi ses ouvrages incontestablement, « L’homme-Dieu » publié en 1996, puis diffusé largement l’année suivante dans la collection du Livre de poche, constitue comme un condensé vulgarisé de ses principales thèses puisqu’au fond il s’agit de répondre à la question même de toute démarche philosophique : la quête du sens.
Dans ce livre, Luc Ferry désirant transmettre ses convictions en faveur de ce qu’il appelle « l’humanisme laïc » à un public le plus large possible, affirme la persistance de ce qu’il appelle une « transcendance » capable au sein de la modernité de donner un sens à la vie. Ecartant toute interprétation religieuse, toute philosophie incluant l’existence de la divinité, comme toute interprétation ou philosophie matérialiste, l’auteur dans une perspective néo-kantienne, cherche à sacraliser l’homme individuel en tant que seule instance porteuse de sens dans un cosmos dont il ne détermine pas la raison d’être, dans un destin où la mort, la souffrance et le mal restent une énigme à assumer. Le ressort de cette légitimation humaine est constitué par l’amour humain, celui de l’homme et de la femme, celui des parents et des enfants, celui du souci et du dévouement humanitaire : l’homme aimant et donnant un sens à la place de Dieu, l’homme-Dieu.
Luc Ferry recourt au fil de l’ensemble de l’ouvrage à deux procédés argumentaires qui ne sont pas sans poser problème sur le plan du discours rationnel et méthodologique: la répétition lourde d’affirmations de type « professions de foi » personnelles, présentées comme évidentes et universelles, ne faisant, effectivement, l’objet d’aucune véritable démonstration; le recours à une dichotomie systématique opposant de manière manichéenne et simpliste des thèses fondamentales sur l’homme et son histoire. En voici, en six points une approche critique :

- Un athéisme non-matérialiste et une négation de la religion
- Substitution du christianisme par l’invention d’un imaginaire laïque mythologique
- Le subjectivisme intellectuel et moral : la conscience individuelle, instance suprême créatrice de toute norme, référent ultime de toute action
- Ambiguïtés et insuffisances de la « transcendance immanente »
- Les sentiments et affects remplacent la métaphysique dans la légitimation de l’être comme de l’agir
- Pertinence de quelques analyses philosophiques sur la réalité humaine et sociale


2. Un atheisme non-materialiste et une negation de la religion

Face à la question de savoir si l’avènement de « l’humanisme moderne » met fin à toute forme de spiritualité, Luc Ferry affirme d’entrée de jeu que « pour la plupart d’entre nous, athées ou agnostiques, partisans d’une stricte laïcité, la réponse obligée est oui » (30) 2. Quelques pages plus loin il défend l’idée que « l’homme n’a donc plus recours à Dieu pour comprendre qu’il lui faut respecter autrui, le traiter comme fin et non seulement comme moyen. L’athéisme et la morale peuvent être ainsi réconciliés » (46).
Cet athéisme se déclare anti-matérialiste (développements conséquents et argumentés contre les thèses matérialistes pages 168, 171 et 178) au nom d’une transcendance qui résiderait au sein de chaque sujet humain sans qu’on puisse parler à proprement dit d’un polythéisme comme le suggère pourtant le titre de l’ouvrage ; en effet, l’auteur affirme simultanément l’immanence et la contingence de ce même sujet humain qui n’est pas l’auteur de tout ce qui est : « Lorsque j’ouvre les yeux sur le monde, il m’apparaît de manière indiscutable comme non créé par ma propre conscience. J’ai donc en moi (immanence), le sentiment contraignant du « hors de moi » (transcendance)… (38). (…) Non seulement je suis plongé dès l’origine de ma vie dans un monde que je n’ai ni voulu ni créé, mais, en outre, m’échappe le sens de ma naissance et de ma mort. Je puis sans doute tenter d’en appréhender les conditions scientifiques, analyser le processus de la reproduction ou du vieillissement des cellules. Mais rien dans l’approche biologique, aussi pertinente et intéressante soit-elle, ne permettra de maîtriser le miracle de la vie ni la signification de ma finitude. Il y a, là encore, une part d’indivisibilité, d’extériorité ou, si l’on veut, de transcendance qui prolonge celle que la raison m’imposait de découvrir dans la détermination du passé. Les sciences même les plus élaborées, peuvent décrire, voire expliquer partiellement ce qui est. Mais le fait que les choses « soient » – la « question de l’Etre » – ne leur appartient pas » (44). Nous reviendrons ultérieurement sur cette conception de la « transcendance immanente» défendue par l’auteur.
Corollairement à cet athéisme, l’ouvrage est émaillé de l’annonce de la fin historique des religions, confondues d’ailleurs, sans autres explications, au phénomène idéologique : « L’individualisme, la laïcité et la démocratie repousseraient définitivement toutes les formes de religiosité et d’idéologies » (19). Il s’agit de « retrouver hors des religions traditionnelles un sens commun » (152), de remettre « en question les transcendances verticales de jadis » (49) : « le divin a quitté les cieux, il s’est fait selon la prophétie hégélienne, immanent » (128). Le phénomène religieux qui semble assez mal connu par Ferry, est traité comme un tout homogène, sans qu’apparaissent des différences entre les contenus des religions : « Notre fibre républicaine, pour ne pas dire anticléricale, trouve donc encore assez à s’animer pour que nous soyons attentifs aux bienfaits d’une ‘sortie de la religion’ » (31) ; qu’il s’agisse de l’Islam, du Bouddhisme ou du Christianisme (religions principalement mentionnées dans l’ouvrage), il n’y a pas de traitement nettement différencié entre elles.
Mais c’est le Christianisme – et plus particulièrement le Catholicisme – qui est la référence culturelle et historique dominante dans l’esprit de l’auteur et dont, pourtant, il manifeste une certaine méconnaissance qui le conduit à des erreurs et des contradictions : il a beau citer parfois les Evangiles (rarement, de manière courte et déliée du contexte) ou Jean-Paul II – notamment des passages entiers de l’encyclique « Veritatis Splendor » (pages 52 à 55) – cela ne l’empêche pas de donner la préférence à Drewermann dans sa lecture a-historique des Evangiles (« les enseignements du Christ sont symboliques et poétiques » pages 51 et 58), dans sa négation de tout ce qui est surnaturel, des principales vérités de la foi chrétienne, de la divinité du Christ, etc., plutôt qu’à vingt siècles de magistère de l’Église accompagnés de la richesse du travail théologique simultané. On ne peut qu’être étonné par les insuffisances culturelles mises à jour dans ce domaine ; du travail théologique lui-même, il ne semble guère en avoir eu de connaissance profonde, en dehors de l’origine sémantique du terme ; à travers l’ensemble de son ouvrage il ressasse inlassablement, de manière quasi incantatoire la formule suivante : « la fin du théologico-éthique » (29, 49, 57), « le glas du théologico-éthique » (45), « les oripeaux théologiques » (34), et ravi de sa trouvaille, il répète par deux fois que le «mode éthico-religieux » a remplacé le « théologico-éthique » (57, 96).
Il est assez confondant de lire sous sa plume que « depuis plus de vingt siècles, la tradition judéo-chrétienne avait opposé le monde intelligible au monde sensible, la beauté des Idées à la laideur des instincts, l’esprit à la matière, l’âme au corps » (123). Ce n’est justement pas le judéo-christianisme, mais le platonisme qui a véhiculé ce type d’interprétation ; ce sont des doctrines considérées comme non conformes à la foi (hérésies) qui ont repris cette dichotomie grossière : le manichéisme, le catharisme, etc. Bien au contraire, le christianisme est une certaine exaltation de la chair, puisque Dieu s’est incarné, puisque l’origine du mal c’est le cœur de l’homme et non le corps, puisque le mariage humain est élevé au rang de sacrement, puisque la résurrection de la chair est une vérité essentielle du christianisme. L’Église catholique a toujours combattu ce dualisme étranger à sa foi et qui ne correspond pas à l’aristotélo-thomisme sous-jacent à son Magistère.
Il est tout aussi étonnant de constater l’existence d’affirmations tranchées qui dénotent, là encore, une méconnaissance du thème abordé : le Catéchisme de l’Église Catholique est raillé comme appartenant « à un genre, on le comprend, qui n’est pas toujours des plus subtils » (56). Les préjugés – dans tous les sens du terme – de l’auteur le desservent lourdement car s’il avait lu ce document avec un minimum d’honnêteté intellectuelle il n’aurait pu proférer une telle « balourdise » digne de l’anticléricalisme primaire des débuts du XXe siècle ; il s’agit, indépendamment de la croyance chrétienne ou pas, d’un texte d’une grande richesse d’inspiration qui constitue comme une encyclopédie de la foi chrétienne, à l’opposé justement de la caricature ainsi suggérée. Qui plus est, Luc Ferry affirme sans nous en donner la moindre raison dans la suite de ses propos – hormis la question de la peine de mort -, que « cet ouvrage est parfois si contraire aux principes de l’humanisme laïc, voire à l’enseignement des Evangiles lui-même ». Pour ce qui est de l’humanisme laïc, c’est peut-être possible, mais en ce qui concerne les Evangiles, il conviendrait que l’auteur en fournisse quelques éléments de preuve, puisque l’enseignement du Magistère de l’Église provient en grande partie de ces derniers. « Un seul exemple, poursuit-il, mais il est de taille suffira à faire apparaître la difficulté : celui de la peine de mort (…) Le principe d’un tel châtiment n’est pas seulement contraire à « l’esprit du temps », mais il vient contredire de façon diamétrale l’idée pourtant si chèrement défendue par Jean-Paul II, que les intentions et les circonstances ne sauraient rendre bon un acte intrinsèquement mauvais » (56-57) : encore une affirmation a démontrer, à savoir que le recours à la peine de mort soit un acte intrinsèquement mauvais. Si l’on tend à notre époque à l’abolition de la peine de mort, cela ne signifie pas pour autant qu’il soit moralement intenable d’infliger la mort : risquer sa propre vie pour se porter au secours de population lointaines dans l’affliction et que l’auteur justifie au nom de l’humanitaire et de l’humanité , défendre sa patrie, les siens, au péril de sa vie, la légitime défense reconnue par tous les systèmes juridiques et moraux des différentes cultures de l’humanité, protéger la société dans des cas extrêmes de récidive d’actes graves contre autrui (la torture et le viol d’enfants par exemple), ne semblent pas relever de la qualification d’actes intrinsèquement mauvais. La mort n’est un absolu que pour celui qui déifie la personne humaine (ce qui est bien distinct de la reconnaissance de son éminente dignité) et nie la vie après la mort : or, ce n’est pas la croyance universelle, loin de là.
C’est carrément dans le contresens que se situe l’évocation, à propos de la vocation missionnaire de l’Église, des « terribles thèses des plus grands théologiens chrétiens sur la ‘guerre juste’ » (132) : la théorie de la guerre juste3 , n’est pas, comme semble l’insinuer Luc Ferry, la justification de la conquête par la force de populations au fins de les évangéliser par les mêmes moyens, mais, bien au contraire, tout un effort théorique et pratique de l’Église pour limiter le recours à la violence collective ; imposer des conditions telles sur le plan moral, qu’elles conduisent à ne pas pouvoir y recourir pratiquement (des Pères de l’Église jusqu’au XXe siècle) : faisant écho à la Constitution « Gaudium et Spes » du Concile Vatican II (n° 82), Jean-Paul II pouvait écrire au moment de la guerre du Golfe : « Jamais plus la guerre ! … De même qu’à l’intérieur des États est finalement venu le temps où le système de la vengeance privée et des représailles a été remplacé par l’autorité de la loi, de même il est maintenant urgent qu’un semblable progrès soit réalisé dans la communauté internationale » (Encyclique « Centesimus annus », 1991, n° 52).
« Au sein du catholicisme même, les prétentions à l’universalisme s’inscrivaient encore sous les auspices du prosélytisme. Ce n’est pas l’Autre en tant que tel qui était l’objet d’un authentique respect, mais le chrétien potentiel. » (132). Une fois de plus nous sommes en présence d’un détournement de sens à partir de la polysémie du terme « prosélytisme » en fonction de pratiques religieuses différentes ; pour le catholicisme, l’adhésion à la foi est impensable en dehors de la totale liberté de la personne, pour la bonne et unique raison que tel a été l’exemple du comportement constant du Christ ; mais en même temps, le Christ ne s’est pas tu : faire connaître sa foi qui se présente sous les auspices de la vérité (« Je suis le chemin, la vérité et la vie » Jean, 14, 6) n’est en aucune façon une atteinte à la liberté d’autrui, mais au contraire lui offrir la libre possibilité de se libérer des entraves morales qu’il connaît (« La vérité vous rendra libre » Jean, 8, 32). Tout discours de vérité n’entraine pas nécessairement le recours à la violence. C’est la mission confiée par le Christ, à la fin de sa vie terrestre, aux apôtres : « Allez donc. De toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit» (Matthieu, 28, 19-20). Autrement dit, il ne s’agit pas d’arrondir le nombre d’une communauté particulière, mais d’apporter à tout homme de toute époque le message du salut : la finalité est constamment universelle, de même que l’amour d’autrui est universel et se réalise par le libre accroissement du nombre des chrétiens. C’est Luc Ferry qui le reconnaît lui-même lorsqu’il parle de l’amour du Christ ou « agapé », désignant « cet amour que le Christ nous recommande d’étendre jusqu’à ceux qui nous sont indifférents, voire à nos ennemis eux-mêmes, … qui trouve son modèle dans le calvaire du Christ » (120). En affirmant que le devoir d’assistance humanitaire doit « beaucoup au christianisme » mais qu’il « appartient à l’espace ouvert d’un univers laïque », que c’est « la laïcisation du monde [qui] est la principale source des éthiques universalistes » (133), il développe une contradiction sur ses propres interprétations du christianisme, qui se prolonge dans l’explication qu’il prétend donner de l’intervention américaine en Somalie et qu’il attribue à l’apparition d’une solidarité laïque et démocratique : « Aucune solidarité communautaire ne reliait les Occidentaux aux Somaliens. Aucun intérêt économique ou stratégique ne fut vraiment décisif. C’est bel et bien, comme l’a écrit Ronny Brauman, sous la pression de l’opinion publique, via CNN, que l’opération a été déclenchée » ; et l’auteur de conclure : « l’on ne voit en vérité, aucun autre exemple d’intervention qui soit exempt de toute solidarité de type traditionnel, ethnique ou religieux » (151). Et s’il s’agissait tout simplement du fond chrétien des sociétés occidentales, de cet « agapé », de cette « charité chrétienne » qui ne connaît pas de frontières et qui conduit à considérer tous les membres de la famille humaine comme des frères, parce qu’enfants d’un même Père, indépendamment de tout autre lien humain identitaire et préférentiel 4 ?
Cette charité, amour universel d’autrui ne serait pas le propre de la culture chrétienne : « toute morale, y compris ancienne, et bien entendu aussi toute religion comportent en elles l’idée d’un devoir de charité » (131). En affirmant cela l’auteur ne donne pas au mot « charité » le même contenu que lorsqu’il parle de l’ « Agapé » chrétienne : au cours de l’histoire entière de l’humanité, le christianisme demeure toujours la révolution anthropologique majeure, justement par cet amour d’autrui sans limite comme expression de l’amour de Dieu, s’opposant ainsi vivement au constat d’une certaine propension anthropologique universelle à l’égoïsme ; que l’on reconnaisse à la majeure partie des morales la pratique de l’hospitalité, de la bienveillance à l’égard d’autrui comme attitude d’accueil, de la solidarité en raison de la reconnaissance de la même condition humaine, il est possible d’en convenir ; mais le commandement nouveau professé par le Christ : « Mon commandement, c’est que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés. Personne n’a de plus grand amour que celui qui donne sa vie pour ses amis » (Jean, XIII, 34-35 et XV, 12-13), est entièrement propre au christianisme. De manière contemporaine, en raison des progrès des communications, du dialogue interreligieux, les autres grandes religions ont progressivement emprunté au christianisme certains de ses traits, notamment quelques références à cet amour d’autrui, sans qu’il atteigne la plénitude de l’enseignement et de l’exemple du Christ. Justement, c’est le propre du christianisme de ne pas connaître d’enclosure communautaire, culturelle ou ethnique, et c’est de cette tradition qu’hérite – sans pour autant la vivre pleinement – la laïcisation en tant qu’héritière atrophiée du christianisme.

3. Substitution du christianisme par l’invention d’un imaginaire laïque mythologique

En arrière plan au discours de l’ouvrage se fait jour un paysage intellectuel cultivé par l’auteur au-delà de la réalité historique, pour le constituer en enchantement imaginaire d’une époque, d’un courant, de certains auteurs : il s’agit de ceux qu’il appelle « les Modernes », dont la fine fleur est constitué par « les Lumières », Kant en étant la référence centrale et la Révolution française comme la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui l’inaugure, la réalisation majeure de l’histoire de l’humanité. Une espèce d’ « âge d’or » des Lumières est ainsi inventé, sensé avoir enfanté « les grandes éthiques laïques » (31), qui confère l’affirmation dans tous les domaines « du primat de l’être humain » (45) face à un XVIIe siècle où encore « l’homme était pensé à partir de Dieu » (45). Ensuite, c’est « un long processus de sécularisation qui mène, depuis le XVIII° siècle, vers la laïcité achevée » (85), au cours duquel se développe « l’univers démocratique » (97).
A l’imitation des inventeurs du calendrier révolutionnaire fixant à la proclamation de la république en France, le 20 septembre 1792, le moment clef et central de toute l’histoire de l’humanité, Luc Ferry fait du Christ un précurseur annonciateur de ce XVIII° siècle sans pareil : « …le Christ lui-même, le Dieu-homme par excellence, n’est déjà plus qu’un saint-homme aux yeux des philosophes, un individu qui réalise en lui et applique autour de lui des principes universalistes dont l’expression la plus adéquate figurera bientôt dans la Déclaration de 1789 » (45-46). Autrement dit, les Evangiles trouveraient leur plein accomplissement, leur sommet et leur plénitude dans la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Une meilleure connaissance du contenu anthropologique et moral des Evangiles devrait conduire à modérer, sinon à revoir cette affirmation hâtive d’autant que la Déclaration de 1789, dont le mérite juridique et politique est indéniable, peut paraître pour le moins incomplète sur les plans ontologique et moral. Dans cet univers mental centré sur le laïcisme appelé « laïcité », l’auteur confère à ce qu’il appelle « la grande Déclaration » (57 et 131) la sacralité d’un « décalogue » de la modernité. Non sans une certaine pertinence, il introduit un rapport de similitude entre la révolution méthodologique de Descartes en philosophie et la démarche des révolutionnaires français, acteurs et législateurs : « ce geste inaugural, les « Méditations » de Descartes l’ont consacré dans la philosophie avant qu’il ne soit répété dans les faits, un siècle et demi plus tard, par la Révolution française : s’il faut faire table rase du passé et soumettre au doute le plus rigoureux les opinions, croyances et préjugés qui n’auraient pas été passés au crible de l’examen critique, c’est parce qu’il convient de n’admettre en sa créance que ce dont nous pouvons être certains par nous-mêmes. De là aussi la nature nouvelle, fondée dans la conscience individuelle et non plus dans la tradition, de l’unique certitude qui s’impose avant toutes les autres : celle du sujet dans son rapport à lui-même » (35).

4. Le subjectivisme intellectuel et moral: la conscience individuelle, instance supreme creatrice de toute norme, referent ultime de toute action

Ce cartésianisme méthodologique est largement dépassé par l’auteur qui traque un adversaire perpétuel du genre humain et de son épanouissement, à savoir « les arguments d’autorité ». Dire que Luc Ferry fait une grosse consommation de cet épouvantail, c’est peu dire : il est possible de dénombrer pour le moins quatorze (!) passages où l’expression est répétée en ces termes, précédée le plus souvent de « rejet ou refus de…» (34, 35, 36, 39, 40, 42, 46, 52, 52, 67, 93, 155, 164, 173), sans omettre d’autres expressions comme « tradition imposée » (41), « dogmatisme » (155, 164, 179) ou « Révélation autoritaire » (174) ; ce qui constitue un effet pervers au regard des intentions de l’auteur, à savoir, la pratique de la répétition d’affirmations identiques à titre de slogans idéologiques ou publicitaires: comment Luc Ferry ne s’est-il pas aperçu à la relecture de son texte qu’il pratiquait lui-même, à son insu peut-être, une forme « d’argument d’autorité ?».
Qui pratique ce recours aux « arguments d’autorité » ? La religion en général, le christianisme en particulier et tout spécialement l’Église catholique, selon ce que prétend Luc Ferry : « c’est justement parce que la religion prétend s’imposer à moi sous la forme d’une autorité extérieure, texte « révélé » ou dignitaire clérical, c’est à dire sous un mode qui semble s’opposer à l’épreuve de ma conscience intime, qu’elle doit être soumise à la critique » (36). Le magistère pontifical est tout à la fois flatté et décrié ; flatté à travers un commentaire d’abondantes citations – pertinentes là encore – de l’encyclique « Veritatis splendor » (52 à 55) : « ces réponses, commente Luc Ferry, forment un tout cohérent. A certaines réserves près, elles ne manquent ni d’élégance, ni de rigueur et, d’un point de vue traditionnel, elles paraissent plutôt justifiées. On ne saurait pourtant sous-estimer, y compris dans une perspective chrétienne, l’ampleur et la légitimité du mouvement de sécularisation auquel justement, elles prétendent remédier » (55) ; mais en même temps, ce magistère est interprété en termes d’opposition dialectique et grossièrement manichéenne entre les « bons progressistes » (la marche triomphante de la sécularisation laïque) et les « mauvais traditionalistes » dont Jean-Paul II serait l’habile défenseur contemporain : « Au nom du refus des arguments d’autorité et de la liberté de conscience, le contenu de la Révélation n’a cessé d’être « humanisé » au fil des deux derniers siècles. C’est contre une telle tendance que le Pape multiplie les Encycliques. C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter, quoiqu’on puisse en penser, ses combats. (46)… Les chrétiens traditionalistes y verront le signe suprême de l’orgueil humain. Les chrétiens laïcs pourront au contraire y lire l’avènement d’une foi authentique sur fond d’une éclipse du théologico-éthique. C’est là l’enjeu du débat, rouvert par l’encyclique de Jean-Paul II sur la Splendeur de la vérité. Il oppose les partisans d’un retour à la théologie morale et ceux qui font au contraire « l’éloge de la conscience » au point d’en appeler jusqu’au sein de l’Église, à une « éthique de la discussion » » (48).
De tout cela, il résulte que Luc Ferry semble opérer une confusion entre l’autonomie décisionnelle de la conscience personnelle et le statut des normes morales dont participe cette même conscience, car sa conception de la « liberté de conscience » ne va pas de soi et fait l’objet de débats : elle est pour une part dans cette peinture caricaturale de l’Église et de la Révélation. C’est ce qui apparaît clairement lorsqu’il affirme que « toute concession à une liberté de conscience, par nature illimitée, représente une menace pour l’idée même de révélation » (52). Il faudrait que l’auteur précise quel est l’aspect de la conscience auquel il attribue ce caractère illimité et qu’il démontre éventuellement en quoi ce caractère serait illimité. Dans l’effectivité de la liberté de choix du sujet humain, de son autonomie décisionnelle, il y a un caractère ultime plutôt qu’illimité; par contre, le champ des possibles n’est infini. Pourquoi notre finitude porterait en elle cette infinitude ? La pleine liberté de choix en tant qu’élément volontaire de la conscience humaine individuelle est partie intégrante de sa dignité, mais les termes du choix sont limités ; cette même conscience sous l’angle de l’intelligence doit suivre ce que celle-ci lui dicte ; or cette dictée de l’intelligence n’est pas une création ‘ex nihilo’ de l’esprit humain enclos sur lui-même, mais la perception de la cohérence objective d’un ordre qui l’entoure, dont le sujet humain fait lui-même partie, et qu’il est loisible de constater dans la praxis de la vie quotidienne : c’est là toute la différence entre le rationalisme dont se réclame Ferry (36) et le rationnel. La Révélation chrétienne n’offre à l’intelligence humaine rien qui puisse heurter sa raison, tout en constatant simultanément que cette même raison avec l’adjonction de l’imagination, n’était pas à même de produire l’explication sur l’origine, la statut et le devenir de l’homme et du monde que contient l’enseignement du Christ.
L’adhésion au christianisme comme à l’enseignement du Magistère ne relève pas d’une soumission aveugle, mais d’un accueil intelligent et volontaire ; les argument venant d’autorités ne sont pas nécessairement opposés à l’intelligence personnelle, ni au jugement de bon sens ; « …si j’accepte de suivre le jugement d’autrui - écrit Ferry- , c’est en principe parce que je me suis forgé de « bonnes » raisons de le faire, non parce que cette autorité s’imposerait à moi de l’extérieur sans reconnaissance préalable émanant de ma conviction intime et, si possible, réfléchie » (35) ; telle serait l’attitude des « Modernes » et non pas celle du mode « traditionnel » antérieur d’agir. Là encore on ne peut, au nom des données historiques réelles et non mythologiques, au nom de l’immensité intellectuelle du travail théologique, que refuser un tel réductionnisme manichéen de l’histoire de la pensée et de la philosophie. L’auteur qui cite le passage de l’encyclique « Veritatis splendor » de Jean-Paul II (§ 41), à propos de la « théonomie participée », ou bien ne l’a pas compris, ou bien se livre à une contradiction dans ses affirmations successives : « la loi morale, certes, – dit le texte pontifical – vient de Dieu et non des hommes, mais cela n’exclut pas leur autonomie, puisque l’être humain, participant de quelque façon du divin, n’accède à la pleine liberté que par l’obéissance à la loi qui lui est prescrite » ; la liberté de l’homme se développe donc à deux niveaux selon l’enseignement de l’Église, ce que l’expérience commune du genre humain suivant la droite raison peut corroborer : le pouvoir contingent de dire oui ou non à l’ordonnancement moral qui se présente à lui ; la réalisation de la plénitude de l’humain dans l’acceptation libre et intelligente du plan divin5 . Mais, au fond, une telle conception, que pourtant Ferry qualifie de « tout cohérent », marqué par la « rigueur », s’oppose à la sienne qui veut faire de l’homme seul l’instance suprême productrice des normes, par le seul secours de sa raison, individuellement et collectivement, comme si cette même raison, droitement conduite, telle une boussole, n’indiquait pas un comportement optimal du développement humain.

5. Ambiguites et insufficances de la « transcendance immanente »

« La question du statut du sens, de la spiritualité dans un monde laïque se joue ici : comment, pour employer le langage de la phénoménologie, penser « la transcendance dans l’immanence à soi » ? (…) Lorsque j’ouvre les yeux sur le monde, il m’apparaît de manière indiscutable comme non créé par ma propre conscience. J’ai donc en moi (immanence), le sentiment contraignant du « hors de moi » (transcendance)… » (38). Mais cette transcendance au sens kantien du terme et non pas au sens de la métaphysique aristotélicienne, est « davantage construite par la raison que donnée du dehors. Je puis ainsi accepter ma dépendance, je puis reconnaître cette transcendance de mon propre chef… » (42). Cet « humanisme transcendantal » comme l’appelle encore Ferry procède d’une tradition d’auteurs : « c’est celle, bien sûr, de Rousseau et de Kant, mais aussi du cartésianisme revisité par Husserl et Levinas. Ces noms ne disent rien par eux-mêmes, ou plutôt ils disent trop. Il faut préciser. Voici ce qu’ils ont à mes yeux de commun et qui les situe aux origines de cet humanisme que je désigne ici comme « transcendantal » : la position « hors nature » du propre de l’homme. « Hors nature », c’est dire, aussi, hors des déterminismes qui régissent les phénomènes naturels. C’est affirmer le mystère au cœur de l’être humain, sa capacité à s’affranchir du mécanisme qui règne sans partage dans le monde non humain et permet à la science de le prévoir et de le connaître sans fin. Cela se lit chez Rousseau et Kant, dans la définition qu’ils donnent de la liberté humaine : une faculté insondable de s’opposer à la logique, implacable pour l’animal, des « penchants naturels ». Cela se lit encore chez Husserl dans sa critique du « psychologisme » et du « sociologisme » au nom desquels les sciences humaines voudraient réduire nos comportements à une physique des idées et des sentiments. C’est là, enfin, ce que réaffirment à leur façon Heidegger, Levinas et Arendt, lorsqu’ils définissent l’humanitas de l’homme en termes de « transcendance » ou d’ « ek-sistence » : d’aptitude à s’élever au-delà des déterminations « ontiques » ou « intra-mondaines » pour pénétrer le domaine sacré de la « vie avec la pensée » (172-173).
Cette transcendance-là, n’est « plus celle de Dieu qui s’impose à nous de l’extérieur » (35) ; et pourtant Luc Ferry affirme simultanément que son humanisme s’enracine de manière nuancée dans la religion chrétienne, « puisqu’il ne rejette ni le sacré, ni la transcendance, même s’il se refuse à les concevoir sur le mode dogmatique du théologico-éthique. » (44) (!). Cela peut ressembler quelque peu à une tentative de récupération de chrétiens éloignés de la connaissance active du cœur de l’enseignement chrétien; après bien d’autres comme Auguste Comte, Pierre Leroux ou G.-W. Hegel, Luc Ferry propose sa pensée « laïque » comme étant l’avenir du christianisme : un « réaménagement du religieux », une « réinterprétation humaniste des principaux concepts de la religion chrétienne », « un certain réinvestissement du vocabulaire, et avec lui du message de la religion chrétienne » (173). Comment concevoir un christianisme sans le Dieu personnel et Trinitaire, infiniment miséricordieux, au profit d’un humanisme polythéisant qui laisse l’humanité livrée à elle-même sans autre transcendance que l’amour humain si fragile en densité et en durée et le mystère de l’être-là des choses ? : « Si les hommes n’étaient pas en quelque façon des dieux, ils ne seraient pas non plus des hommes. Il faut supposer quelque chose de sacré ou bien accepter de les réduire à l’animalité. » (177). Comme le disent les philosophes depuis des siècles, tout ce qui n’a pas en soi sa raison d’être l’a nécessairement en un autre ; l’homme qui ne s’est pas fait lui-même ni ce qui l’entoure, qui sait et sent comme Luc Ferry qu’il n’est pas réductible à sa seule animalité, doit rechercher la cause de cette sacralité qu’il porte en lui et qui n’est pas pure invention de son esprit. Luc Ferry ne peut jouer constamment sur l’équivoque des deux sens du mot « transcendance », le sens épistémologique kantien et le sens métaphysique général (pas exclusivement aristotélicien) ; il ne peut glisser de l’idée kantienne de la transcendance législatrice universelle du sujet humain à celle d’une transcendance ontologique centrée sur ce même sujet en multipliant l’écran de fumée intellectuel des adjectifs « mystérieux » ou « sacré » ; si l’homme est Dieu, il est alors l’auteur de tout ce qui est ; or, manifestement – Luc Ferry le reconnaît bien volontiers – ce n’est pas le cas ; alors il n’est pas Dieu ; il est inutile de jouer sur les mots de « transcendance » ou de « Dieu » et mieux vaudrait, dans ces conditions, se rallier au panthéisme de Hegel ; or, nous sommes contingents, mortels, imparfaits, individuellement et collectivement (l’humanité toute entière aussi, et ce n’est pas le nombre qui fait la différence)6 , et la transcendance au sein de cette immanence n’a guère d’autre explication plausible que la participation de l’humanité à la transcendance de la divinité. Cette transcendance de Dieu ne signifie ni une perte d’autodétermination libre pour l’homme, ni, non plus, une extériorité de la divinité à l’égard de la création toute entière et de l’homme en son sein ; la conception d’un Dieu producteur d’une hétéronomie dominatrice à l’égard de l’homme (« l’homme n’est homme que par sa liberté, et l’hétéronomie tend à la réification », 179), laisse entrevoir ce qu’il faut bien appeler une carence dans la connaissance non seulement de la théologie chrétienne, mais de la philosophie métaphysique dans la variété historique des auteurs.

6. Les sentiments et affects remplacent la metaphysique dans la legitimation de l’etre comme de l’agir

Si ce n’est plus l’amour de Dieu qui d’une manière ou d’une autre meut les hommes à l’action, au bien, au dévouement pour autrui – l’ « agapé » du Christ étant jugée inaccessible aux commun des mortels –, alors, c’est l’amour humain, principalement, celui de l’homme et de la femme, où « eros » se double de « philia », de l’amour d’amitié au sens de l’« Ethique à Nicomaque » d’Aristote : « l’individu est désormais requis de fonder la part la plus importante de son existence sur des sentiments, sur des attachements affectifs parfois violents… » (110) et c’est le couple, « couple humain, trop humain peut-être qui va faire bientôt l’expérience de l’étroite relation unissant la liberté absolue à la fragilisation du bonheur » (111). Pour démontrer à tout prix que « l’humanisation du divin s’avère ainsi compensé par un mouvement parallèle de divinisation de l’humain » (122), Luc Ferry recourt à ce qu’il faut bien appeler une caricature quelque peu manichéenne correspondant à deux périodes supposées dialectiquement opposées de l’histoire de l’humanité autour de l’axe fameux du XVIII° siècle européen : la religion chrétienne est dépeinte, malgré la référence et la révérence de l’auteur à l’égard du Christ, à son amour universel et totalement désintéressé qui s’exprime tout particulièrement au Calvaire (120), comme une religion de la loi « guettée par le déclin ou les tentations intégristes » (179), supposée entretenir une tradition communautariste (179), engendrant une morale du devoir7 (83-90) ; tout au contraire, « la naissance de la vie sentimentale moderne » fonde désormais les relations humaines, constitue « le contenu d’un discours qui sacralise l’amour et fait de lui le lieu ultime du sens de la vie » (180) ; avant le dix huitième siècle le mariage d’amour était inexistant : le plus important des bouleversements que les Lumières introduisent, « à n’en pas douter, réside dans le passage d’un mariage de « raison », à finalité économique et, le plus souvent, organisé par les parents ou, à travers eux, par la communauté villageoise, à un mariage d’amour choisi librement par les partenaires eux-mêmes » (102), à la naissance de l’intimité conjugale (103) et, par voie de conséquence, à l’avènement de l’amour parental (104) ! Luc Ferry de citer à l’appui de thèses aussi fortes et tranchées, des travaux d’historiens, qui contrairement à ses dires, ne font pas l’unanimité, pas même au sein des historiens des « mentalités », et dont il extrapole les conclusions en extrêmisant leur contenu. C’est tout juste s’il ne prolonge pas sa thèse à propos des attitudes à l’égard de la mort, en affirmant, au nom de sa chère dichotomie tradition/modernité, qu’au siècle classique on mourrait sans angoisse, en manifestant une « indifférence relative à l’égard du trépas » (99) : « le lignage, les traditions, le poids de la communauté étaient infiniment plus importants que l’individu. Celui-ci devait le savoir tant et si bien que, se percevant comme la partie d’une entité supérieure à lui, il pouvait relativiser sa propre fin. Le communautarisme traditionnel devait ainsi renforcer la foi pour emporter la conviction que la mort était une transition, un simple changement d’état » (101).
L’expérience de la mort et de l’amour humain, malgré des changements indéniables de coutumes sociales, restent toujours, comme en témoignent des millénaires de littérature, des expériences de la personne individuelle et le poids du lignage ne pèse pas lourd devant l’instant ultime ; en athée « soft » rejetant le matérialisme, Luc Ferry sous-estime de manière a-historique l’importance de la foi vécue dans ce comportement de toute relative et possible sérénité devant la mort ; c’est la déchristianisation d’une partie de l’occident qui rend la mort aujourd’hui plus angoissante pour certains et pas essentiellement le rapport communauté/individu. Quoiqu’il en soi, ni l’amour humain, ni l’amour parental, ni le souci humanitaire, ne sont suffisants dans leur fragilité, dans leur caducité et dans l’égoïsme anthropologiquement structurel, pour donner un sens. Le sens peut résider dans les choses elles-mêmes, dans l’univers immense et varié et pas dans la seule intentionnalité du sujet humain : les choses sont belles en elles-mêmes, indépendamment du sujet humain capable de les percevoir et l’alternative implicite de Ferry entre l’absolue liberté de l’individu humain ou sa réification n’est guère acceptable : l’homme est à la fois matière et esprit personnel qui configure cette matière, liberté et soumission à des impondérables et à des déterminismes, ne serait-ce que biologiques, périssable et impérissable ; les deux et non pas l’un ou l’autre, selon ce simplisme récurrent chez Ferry d’une enclosure forcée en deux termes historiques : la religion dogmatique, autoritaire, communautariste et traditionnelle qui est sensée laisser place à l’humanisme laïc individualiste et triomphant, seul libérateur de l’humanité et seul capable d’assumer la démocratie.

7. Pertinence de quelques analyses philosophiques sur la realite humaine et sociale

Les « théories politiques du XIX° siècle » sont assez justement analysées en termes d’idéologies8 , c’est à dire de substitut illusoire dans le champ politique de la religion et sont donc qualifiées de « nouvelles théodicées » (149). L’une d’entre elles, le marxisme, fait l’objet d’une interprétation de ce type, en tant que transfert religieux vers le militantisme politique, l’une des composantes du totalitarisme : c’est là le contenu des pages 16 à 19 de l’ouvrage qui insistent sur la religiosité de l’attitude psychologique individuelle et collective des membres du parti communiste. Mais, cela n’apporte, pour l’essentiel, aucune originalité par rapport aux travaux de Raymond Aron (L’opium des intellectuels, 1953) ou de François Furet (Le passé d’une illusion, 1995).
Ce phénomène est aussi décrit par l’auteur à propos du « laïcisme » lui-même, en reprenant à son compte un passage de l’ouvrage de Gilles Lipovetski, (Le crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, Gallimard, 1992, p. 14) : « En portant à son maximum d’épuration l’idéal éthique, en professant le culte des vertus laïques, en magnifiant l’obligation du sacrifice de la personne sur l’autel de la famille, de la patrie ou de l’histoire, les modernes ont moins rompu avec la tradition morale du renoncement à soi que reconduit le schème religieux de l’impérativité illimitée des devoirs ; les obligations supérieures envers Dieu n’ont fait qu’être transférées à la sphère humaine profane, elles se sont métamorphosées en devoirs inconditionnels envers soi-même, envers les autres, envers la collectivité. Le premier cycle de la morale moderne a fonctionné comme une religion du devoir laïc » (88). Mais, comme il a été possible de le mettre en évidence précédemment, le sens donné par Luc Ferry à ce phénomène est des plus contestable : ce glissement est présenté comme un progrès alors que bon nombre d’auteurs l’analysent en terme de décadence et de régression.
Toute la critique des thèses matérialistes (168-171) est assez bien menée, car elle tend à faire de Nietzsche, l’un des pères du matérialisme radical moderne, celui dont la pensée sert « d’assise philosophique à tous les réductionnismes. Elle représente à cet égard le plus grand assaut jamais conduit dans la pensée contre l’idée de transcendance » (169). Durkheim, Freud et Marx participent de cette négation de la transcendance que Luc Ferry n’accepte pas « pour deux raisons au moins » : « parce qu’en annulant a priori et par principe toute référence possible à une transcendance de quelque ordre qu’elle soit, il dissout l’homme dans son contexte (…) parce que le matérialisme est toujours frappé au coin de cette contradiction que les logiciens contemporains nomment ‘performative’ : il oublie sa propre position dans l’énoncé de ses thèses. Comme celui qui prétendrait avoir été victime d’une catastrophe à laquelle nul n’aurait survécu, il nie sa subjectivité au moment même où elle prétend à la vérité » (170). Par une généralisation peut-être excessive, l’auteur englobe l’ensemble des sciences humaines contemporaines dans ce travers du matérialisme épistémologique : « En raison de cette contradiction, qui affecte en permanence le discours dominant des sciences humaines, le réductionnisme ne cesse de mettre celui qui le défend en désaccord avec lui-même : dans le contenu de son discours, il est relativiste, dénonce la transcendance, affirme le poids de l’histoire, des déterminations inconscientes par les divers contextes auxquels il prétend nous donner accès ; mais en son for intérieur, il est comme tout un chacun, convaincu de la vérité de ses découvertes et de ses affirmations en lesquelles il voit non des symptômes illusoires et mensongers, mais des assertions rigoureuses, tout à fait indépendantes de son propre inconscient. Il fait exception pour lui, réintroduit en somme, sa subjectivité libre sans pouvoir l’assumer comme telle. Et c’est cette négation de la personne réelle qui ôte au matérialisme la possibilité de se revendiquer pleinement comme humaniste. De là son ralliement au thème, à cet égard pertinent, de la mort de l’homme censée suivre immédiatement celle de Dieu » (171).
Cette critique se prolonge à l’encontre de ‘certains courants de la biologie contemporaine’ prétendant « dévoiler les ‘fondements naturels de l’éthique’, de la connaissance et des arts … le projet me semble en lui-même affecté d’un vice, si je puis dire - poursuit l’auteur -, inaugural dès lors qu’il prétend à l’exhaustivité : en admettant que l’on parvienne à identifier certaines ‘bases neuronales’ sous jacentes à la capacité de former des choix éthiques ou esthétiques, comment pourrait-on supposer que le travail de la science puisse aller jusqu’à rendre raison de ces choix eux-mêmes ?» (178). Et Luc Ferry d’illustrer ce propos par l’exemple suivant : « Imagine-t-on sérieusement que l’on puisse un jour expliquer par des différences anatomiques ou génétiques les engagements de tel ou tel individu pour ou contre le racisme, la démocratie, l’égalité des sexes, etc. ? La différence entre un Allemand choisissant le nazisme et un autre Allemand, le cas échéant de la même famille, s’engageant dans la résistance, ne pourra jamais s’expliquer par la biologie… à moins, par un singulier retournement, de donner raison à l’idéologie nazie elle-même » (178). Quelques développements sur certains aspects de l’évolution sociale contemporaine semblent bien vus et bien venus, au nombre desquels, la sacralisation du corps humain, la politique réduite à la technique et les limites d’une communication citoyenne, particulièrement illustrée par l’exemple de la construction européenne. En premier lieu, l’auteur constate l’avènement « de la sanctuarisation, de la sacralisation d’un corps humain qui ne saurait être livré sans protection aux pouvoirs de la technoscience. Symbole de ces nouvelles préoccupations morales, c’est au cours des années quatre vingt que verront le jour les Comités d’éthique chargés d’évaluer les conséquences du progrès scientifique. C’est dans la même période, et pour des raisons analogues, que l’humanitaire va lui aussi accéder au premier plan de nos préoccupations morales» (124). C’est ensuite une bonne définition de la technocratie comme pratique réelle du pouvoir politique contemporain qui nous est fournie : « Sans y prendre gare, nous sommes entrés, depuis quelques années dans l’ère de la politique comme technique, au sens philosophique du terme : une recherche de l’accroissement des moyens du pouvoir au détriment de toute réflexion sur les finalités, un art de la maîtrise pour la maîtrise, de la domination pour la domination » (159). Là encore, l’influence de Nietzsche, est habilement soulignée : « Pour que notre vision du monde devînt de part en part technicienne, (…) il fallait que la volonté cessât de viser des fins extérieures à elle et se prenne, pour ainsi dire, elle-même comme objet. C’est là, selon Heidegger, ce qui advint dans la philosophie avec Nietzsche et son concept de Volonté de puissance, véritable soubassement métaphysique de la technique planétaire dans laquelle nous baignons aujourd’hui. Chez Nietzsche, en effet, la volonté authentique, la volonté accomplie est celle qui cesse d’être volonté de quelque chose pour devenir volonté de volonté : volonté qui vise l’accroissement des forces vitales, c’est à dire, son propre accroissement, sa propre intensification comme telle. La volonté atteint ainsi la perfection de son concept : se voulant elle-même, elle devient maîtrise pour la maîtrise, force pour la force et cesse d’être assujettie, comme elle l’était encore dans l’idéal progressiste des Lumières, à des finalités extérieures » (159).
C’est enfin, le prolongement de cette réflexion sur la politique moderne dans le rapport entre cette technocratie pratiquée et la démocratie invoquée où le citoyen décideur ne peut maîtriser les enjeux de ses rares choix, les intermédiaires que sont, comme leur nom l’indique, les médias, se faisant les alliés objectifs des détenteurs réels du pouvoir : « …a-t-on réfléchi, ne fût-ce qu’une seconde, au fait qu’aucun citoyen, hors d’une élite bien particulière, ne saisit en quoi que ce soit les nécessités ni la finalité de la monnaie unique ? Qu’aucun d’entre eux n’a lu le traité en question ne se reconnaît dans aucune des institutions européennes dont il ignore l’alpha et l’oméga ? Soit encore ceci : il faut prendre en compte ces « marchés financiers qui nous regardent », parce que les « taux d’intérêt » ne baisseront pas si nous ne sommes pas sages. Je ne songe pas, cela va sans dire, à contester si peu que ce soit la validité de telles propositions mais seulement à dire haut et clair que, malgré quelques diplômes et un réel intérêt pour les questions politiques, je suis comme 99% de mes concitoyens : dans l’ignorance absolue des mécanismes qui régissent le monde de la haute finance internationale » (161-162). D’où l’analyse de Luc Ferry sur le sens de la construction européenne : « dans l’état actuel des choses, la construction européenne reste un « procès sans sujet » : elle produit du droit, des échanges commerciaux, des liens de tous ordres entre les peuples, mais sans qu’à aucun moment cette production ne soit visible ni a fortiori compréhensible par les citoyens. Au sens propre irresponsable, elle n’est imputable à aucun sujet : ni à un homme faute de Président, ni à une souveraineté nationale, faute d’un Parlement digne de ce nom. Et l’on voudrait que l’Europe soit le grand projet d’aujourd’hui, celui qui viendrait donner sens à la politique après l’effondrement des idéologies ? Est-ce vraiment, en l’état, raisonnable ? » (163).
En refermant « L’homme-Dieu » de Luc Ferry, le lecteur se trouve face à une double énigme, affrontée mais non résolue par l’auteur : le pourquoi de l’existant, dont il reconnaît que l’homme n’en est pas l’auteur mais un simple donneur de sens subjectif, éphémère et à usage d’une connaissance humaine interprétative ; le pourquoi du mal et même du démoniaque dont il ne peut rien dire d’autre que de prononcer le mot de mystère : « Le mal est donc sans pourquoi : cette réponse décevra les scientifiques. Elle est pourtant moins triviale qu’il n’y paraît. Elle suggère que le mystère gît, selon la formule de Kant, dans les profondeurs de l’âme humaine. Elle signifie surtout qu’il doit y avoir un mystère du mal, comme d’ailleurs du bien, pour que ces deux termes constitutifs de l’idée même de moralité puissent tout simplement recevoir un sens » (79). Cette caractérisation du mal comme « mystère », insatisfaisante sur le plan de la connaissance l’est encore plus sur celui de l’action et du vécu. Il s’agit du « problème central que l’humanitaire repose aujourd’hui à l’opinion publique : celui de la persistance dans un monde qui se veut ‘moderne’, dans un monde où l’immense majorité des Nations ont signé la Déclaration universelle des droits de l’homme, du mal radical. Face à l’énigme renouvelée du démoniaque, nos sociétés laïques, privées de mots et de concepts adéquats, se devaient de réagir » (149). Or nous savons que les propositions de Luc Ferry autour de l’humanisme transcendantal, sans autre « dieu » que l’homme lui-même, avec toutes ses limites et toutes ses contingences, ne débouchent tout au plus que sur une solidarité qui cherche à éponger le sang mais n’en tari pas la source.

NOTAS

1 Au nombre desquels figurent, sans que l’énoncé en soit exhaustif, Gilles Lipovetsky, André Comte-Sponville, Alain Finkielkraut, Jean-Luc Marion ou Michel Onfray.

2 Les chiffres entre parenthèses dans le corps du texte renvoient aux pages dans l’édition du Livre de poche de 1997.

3 Chabot Jean-Luc, La doctrine sociale de l’Église, P.U.F., « Que sais-je ? », Paris, 1992.

4 Voir entre autres, l’instillation discrète et non dite, mais suggérée, de la paternité divine comme clef d’explication de l’humanité conçue comme une « famille » unie par des liens de « fraternité » par la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies du 10 décembre 1948 : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde, … (Préambule, 1er alinéa) Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité (Article 1er). »

5 « Dans la foi, la liberté n'est donc pas seulement présente, elle est exigée. Et c'est même la foi qui permet à chacun d'exprimer au mieux sa liberté. Autrement dit, la liberté ne se réalise pas dans les choix qui sont contre Dieu. Comment, en effet, le refus de s'ouvrir vers ce qui permet la réalisation de soi-même pourrait-il être considéré comme un usage authentique de la liberté? C'est lorsqu'elle croit que la personne pose l'acte le plus significatif de son existence; car ici la liberté rejoint la certitude de la vérité et décide de vivre en elle » (Jean-Paul II, Lettre encyclique « Fides et ratio », 13, 1998).

6 « L’humanité divinisée a pris la place du sujet absolu. C’est elle dont je dois pouvoir penser qu’elle est éternelle, qu’elle ne doit pas disparaître pour que subsiste encore du sens sur la surface de cette de cette terre » (180).

7 C’est la philosophie de Kant qui met sur pied une morale du devoir et non le christianisme.

8 Jean-Luc Chabot, Histoire de la pensée politique, fin XVIIIe – début XXIe siècle, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 2001.




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