Revista europea de historia de las ideas políticas y de las instituciones públicas


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Depósito Legal: MA 2135-2014

Presidente del C.R.: Antonio Ortega Carrillo de Albornoz
Director: Manuel J. Peláez
Editor: Juan Carlos Martínez Coll


LE PERSONNALISME SOLIDAIRE DE VON IHERING

Stamatios TZITZIS

Resumen: Stamatios Tzitzis ha llevado a cabo un estudio que puede calificarse como muy reflexivo sobre el pensamiento de Rudolf von Jhering en la Alemania de máximo esplendor de la Filosofía y de la Ciencia Jurídica, en el ámbito específico del personalismo solidario. Coincide su trabajo con el bicentenario que se celebra en este año 2018 del propio Jhering y de Karl Marx. Jhering nació en Aurich el 22 de agosto de 1818 y falleció el 27 de septiembre de 1892, mientras que Karl Marx nacería el 5 de mayo en Treveris y pasó al mundo de los muertos el 14 de marzo de 1883. Jhering era un sabio burgués, Marx ha sido el pensador más influyente que ha habido en el mundo en el desde finales del siglo XIX hasta 1991. El personalismo de Jean-Paul Sartre, según Tzitzis, es revolucionario, tratando de modificar criterios profundos del ser humano. También señala el autor de este artículo que el personalismo de Levinas está igualmete alejado, y no solo accidentalmente del de Jhering.

Palabras clave: Rudolf von Jhering, Karl Marx, Jean-Yves Calvez, La lucha por el Derecho, La persona entre la naturaleza y la cultura, Persona y Personas, Armonía social, Persona inocente, Gabriel Marcel, Misterio del ser, Conexión entre Derecho y Ley, Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau, Sentimiento legal, André Gide, Raymond Aron, Maurice Barrès, Georges Bernanos, Paul Claudel, Edouard Drumont, Charles Maurras, Claude Roy.

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Stamatios Tzitzis (2018): «Le personnalisme solidaire de Von Ihering», en Revista europea de historia de las ideas políticas y de las instituciones públicas, n. 13 (diciembre de 2018).


Dans la philosophie du droit du juriste allemand Rudolph von Ihering, surtout Le combat pour le droit (Der Kampf ums Recht 1872), l’idée de personne est au premier rang. Cela peut nous autoriser à lui réserver une place particulière dans le Panthéon des philosophes personnalistes. Pour comprendre son personnalisme que nous qualifions de solidaire, il faut l’étudier à la lumière de la lutte pour le juste, révélant une autre dimension philosophique de ses idées sur le droit qui, malgré leur idéalité, ne sont point écartées de l'actualité juridique de notre temps. Qu’est-ce que le droit pour le juriste allemand ? Le droit renvoie au sentiment idéal du juste que possède l’homme comme personne. Il le possède de par sa nature. Il s’agit d’un droit qui comprend le droit idéal dans sa forme personnelle et lui donne un sens particulier dans la lutte pour le défendre. Car c’est dans le combat personnel que le Droit se réalise. « Mon droit est le droit tout entier, en me défendant je défends tout le Droit qu’on a lésé en s’attaquant à moi »1 .

La combat pour le droit constitue une lutte héroïque et son défenseur se révèle comme un soldat méritant le titre de héros. Car celui qui s’engage de toutes ses forces dans la lutte pour le droit, doit avoir un courage et un mérite particuliers, semblables à ceux des héros homériques loués des dieux. Le combat pour le Droit, c’est un combat qui devient sien lorsque l’on se bat pour la défense de son propre droit traduisant le sentiment idéal du juste que possède la personne humaine.
Il ne s’agit pas d’une lutte égoïste close par la satisfaction de l’intérêt personnel. Le combat pour le droit dépasse le niveau d’une simple riposte à une atteinte personnelle ; il concerne la défense d’un « droit opprimé comme s’il agissait du sien propre », de sorte que la loi et le droit se situent sur une même ligne ; ce qui veut dire que la lésion du droit personnel constitue en même temps une lésion à la loi2 .

Ce combat pour le droit ne relève guère pour autant de l’univers idéal où baigne la philosophie platonicienne qui accorde la primauté à la contemplation du juste. Von Ihering est pragmatique ; sur ce chapitre, il est plutôt aristotélicien car il voit la réalisation du droit dans l’ordre des choses, où le premier acteur est le politès (le membre de la cité). Le combat pour le droit personnel est un combat pour la loi. Il ne s’agit pas d’un fait isolé mais d’une lutte généralisée pour la loi3 . Celle-ci, loin de désigner la loi abstraite, indique sa forme matérielle qui s’exerce en société. Il s’agit d’un droit qui vise foncièrement la paix et l’harmonie sociale.4 Ce droit relève d’une obligation morale qui a sa source dans la personne même. C’est pourquoi, même s’il dépasse les limites du droit positif, il ne doit pas être qualifié de naturel ; sa source est l’homme dans sa force créatrice personnelle et non pas la nature générale. Donc, Ihering ne saurait être classé ni dans la catégorie des naturalistes, ni dans celle des moralistes à la manière de Kant qui recherche un droit dans la loi morale ou bien dans la raison individuelle. Le droit réside dans un sentiment personnel et reflète une force qui représente le combat pour son maintien5 .

En effet, le droit sans l’engagement personnel n’a pas de sens. C’est un sentiment fondamental de la personne, qui lui inspire une lutte morale analogue à celle de Prométhée : combattre et résister de toute son énergie au nom d’un principe juste qui concerne l’humanité. Ce droit révèle donc la solidarité qui doit régner parmi les membres d’une communauté voire de l’humanité sans frontière. Le combat personnel devient aussi combat pour la cause juste d’autrui, pour la victoire du droit personnel de l’autre. Or, le personnalisme du juriste allemand est un personnalisme solidaire.

Avant de développer le sentiment personnel du juste, qui pousse au combat pour le droit, il faut situer ce personnalisme par rapport aux autres personnalismes qui ont marqué l’histoire de la philosophie morale et juridique.

A. Ma personne, les personnes

Max Scheler entreprend un développement phénoménologique de la personne située au centre du droit. Il met en exergue sa valeur morale et son importance pour les échanges sociaux, mais il situe la métaphysique transcendante au second plan6. Celle-ci n’intéresse pas énormément le personnalisme de ce philosophe. C’est l’idée de personne qui élève l’homme à la sphère d’une morale absolue de sorte que la personne ne saurait représenter aucune monnaie d’échange.
Dans les naufrages de la vie, la personne se trouve au cœur du pathétique, et l’humanitarisme qui en est dégagé se développe en fonction des valeurs personnelles. Il y a une séparation entre morale personnelle et droit, mais le pathétique personnel influe grandement sur le droit de sorte que pitié, clémence et générosité infléchissent la rigueur juridique. Max Scheler fonde son personnalisme sur l’idée de sympathie sans la confondre pour autant avec la bienveillance ou la pitié 7. Von Ihering s’en éloigne car à leur place, il instaure la force du combat personnel. Le premier situe la personne dans une théorie de valeurs abstraites et immuables, le deuxième s’intéresse davantage à l’activation de ces valeurs qui font de l’homme une « personne-soldat ». Pour le juriste allemand, ce qui prime, c’est l’intégrité juridique de la personne, couronnée par le sentiment du juste. Pour Scheler, la personne représente un acte irréductible à toute autre activité partout où elle se manifeste.
Si la personne, solidaire de l’autre-victime, est au centre du personnalisme de von Ihering, la compréhension de l’état de l’autre et l’expression d’une amitié sont au cœur du personnalisme de Scheler. Car la sympathie, comme participation affective, porte sans distinction sur tous les hommes en tant qu’hommes 8. Tel n’est pas le cas de von Ihering qui développe son personnalisme à partir du moment où la personne vulnérable est victime d’arbitraire et d’injustice. Autrement dit, pour von Ihering, le personalisme efface la distance entre le moi et la personne innocente et vulnérable, alors que pour Scheler cet effacement concerne tout homme envers son semblable.
Le personnalisme solidaire se distancie très sensiblement du personnalisme social de Mounier. Pour le philosophe français, la personne renvoie à l’homme engagé9 dans le monde pour servir ses semblables. Inspiré des valeurs catholiques, Mounier présente un personnalisme où la personne est le « bon pasteur » pour l’autre10 et à plus forte raison pour les vulnérables et les plus démunis. Car l’idée de personne est intimement associée à une égalité existentielle qui s’oppose à l’idée de profit, enfant du capitalisme et de la technocratie11 . Ce personnalisme vient de la grande crise économique et spirituelle de 1929. Il s’oppose à l’individualisme en tant que mouvement, exigence et nécessité pour remédier aux dégâts de la spéculation et de l’exploitation de l’homme. Pour Mounier, la personne «est un sommet d’où partent tous les chemins du monde » 12. En revanche, le personnalisme solidaire exprime une théorie qui met au sommet le sentiment personnel du juste et les valeurs ontologiques de l’homme en tant que personne qui impose sa justice morale, fondement de sa personnalité juridique.
Mounier centre son personnalisme sur la disponibilité pour l’autre qui m’est biologiquement semblable mais défavorisé et victime des circonstances de la vie. Ce personnalisme réclame la primauté de la personne 13 sur les nécessités matérielles et les outils utilisés sans contraintes éthiques, pour assurer le bien-être matériel des classes privilégiées. En revanche, le personnalisme de von Ihering met l’accent sur la projection et la protection des valeurs ontologiques qui garantissent le statut moralo-juridique de la personne en société. Mounier met la personne face à sa conscience qui lui dicte l’amour pour l’autre14 . Von Ihering met la conscience personnelle face au monde pour réclamer le respect de sa condition juridique. Il est moins soucieux de l’autre, que du combat auquel la personne se livre pour défendre le sentiment du juste attaché à son existence en tant que personne, à savoir un être libre de créer et de contribuer à la félicité de sa communauté voire de sa nation.
Pour Mounier le personnalisme est exigence de justice sociale. Car la distribution équitable du bien et des services doit être à la portée de tous. En revanche, le personnalisme du juriste allemand constitue une doctrine juridique qui donne la primauté à une justice morale au nom de la personnalité juridique, car celle-ci contribue grandement à la création d’un état de droit propice à l’épanouissement de la nation.
De son côté, Gabriel Marcel fait du personnalisme la recherche de l’engagement. L’homme n’est pas une simple existence. Celle-ci représente le volet phénoménologique de l’individu. La personne relève de l’être qui remonte à l’Etre dont la connaissance est un mystère15 . Elle évoque l’effort incessant de l’homme de pénétrer le mystère ontologique de l’Etre et s’engage dans sa quête pour pouvoir se comprendre. Afin de bien saisir la destinée personnelle, il faut remonter jusqu’à l’existence divine. Le moi, Dieu et le monde est un triptyque fondamental pour comprendre le personnalisme de Gabriel Marcel. L’autre comme « un moi personnel » est donc important pour pouvoir se saisir. Ce moi, sujet-personne est certes spirituel, toutefois, il ne se situe pas seulement dans la pensée pure ; il est aussi matérialité. Pour Gabriel Marcel, l'existence est l'expérience unique de toute conscience. L'homme la découvre comme engagé dans un monde et en même temps comme limité par ce monde. L’engagement dans le monde et l’ouverture vers l’autre se situent au niveau de l’Amour 16.

L’engagement est, pour von Ihering, d’un autre caractère. Certes, il s’engage dans la communauté des hommes, pas tant au nom de la bienveillance que d’un devoir moral de défendre le sentiment du droit attaché à la personne humaine. L’engagement ne désigne pas la quête de l’autre pour s’en rapprocher ; il fait appel à la résistance contre les injustices et l’arbitraire de l’homme ou celles des institutions étatiques irrespectueuses du sentiment personnel du droit. Si l’engagement, pour le philosophe français, vient de l’exigence de comprendre l’être personnel qui dépasse la phénoménologie de l’existence individuelle, l’engagement incite la personne, selon von Jhering, à lutter pour maintenir ou sauvegarder son droit personnel. Pour le premier, l’importance est centrée sur l’ouverture et le rapprochement de l’homme avec une bienveillance particulière ; pour le second, l’importance est la lutte pour le droit qui est l’essence même du droit 17. L’engagement dans cette lutte révèle l’étroite connexion du droit avec la personne et promeut tout droit particulier au sommet des valeurs idéales qui embrassent le Droit, et ainsi donne un sens noble à la personne18 .

L’engagement individuel est aussi au cœur du personnalisme sartrien 19. L’individu, par son action pour les autres, se transforme en personne. Je veux dire par là que pour l’auteur des Mouches, la simple existence anonyme se transforme en existence particulière, personne concrète avec une histoire qui lui est propre et qui l’individualise par rapport aux autres. Pour Sartre, la personne commence par une présence humaine dans le monde et se forge une essence à partir de sa lutte et son engagement dans la vie - l’horizon existentiel ne dépasse pas le monde visible-. La métaphysique est complètement absente dans le personnalisme de Sartre. L’engagement, à l’aide de la liberté individuelle, travaille pour la création d’une échelle de valeurs en rupture avec toute valeur conventionnelle jugée nuisible à l’individu.

Le personnalisme de Sartre est « révolutionnaire ». Aspirant à créer des valeurs pour un meilleur monde, l’homme se crée une essence personnalisée qui suit une existence commune à tout être humain. La réalité humaine se réduit à faire20 . Le personnalisme de Sartre complète le biologique par le culturel. En revanche, le personnalisme de von Ihering impose l’onto-biologique dans le culturel comme exigence éthico-juridique.

Contrairement à Sartre, von Ihering ne prône aucune valeur arbitraire censée être bénéfique à l’homme. Pour ce dernier, les lois morales viennent de la qualité onto-axiologique de la personne et servent de substrat à tout droit positif. Or contrairement au philosophe français qui fait de l’être de l’homme un projet à remplir21 par ses seules forces, le juriste allemand, par le sentiment personnel du droit, berceau des valeurs existentielles indépendantes de la volonté de l’homme, suppose une essence morale qui gouverne l’existence.

Bref, le personnalisme de Sartre, en tant qu’engagement révolutionnaire, privilégie les droits individuels de la personne. Au contraire, le combat pour le droit de von Ihering situe son personnalisme dans l’univers du sollen. D’ailleurs, c’est là le point commun entre sa théorie du droit et le moralisme de Kant qui abonde dans sa philosophie.
Enfin, le personnalisme de von Ihering paraît très éloigné de celui de Lévinas. Celui-ci centre son intérêt sur l’accueil de l’homme vulnérable, sur la visibilité du visage humain qui demande de l’aide et de la bienveillance au nom des valeurs qui dépassent la justice distributive. Le personnalisme de Lévinas est foncièrement humanitariste. L’autre dans ses infortunes justes ou injustes surgit en tant que visage blessé. Lévinas est motivé par un impératif beaucoup moins moral qu’ humanitaire, car au lieu de juger, il s’efforce de réconforter de soulager tout homme. Son humanitarisme personnaliste tourne autour du « Tu ne tueras point » aucun homme puisqu’ il est Homme. Le visage de l’homme compose un axiome qui ne saurait nier la personne, aucune personne22 .
Von Ihering poursuit une tout autre direction. Son personnalisme est tant critique que dialectique. Il s’ouvre sur un jugement de valeur, car il inaugure la lutte pour le droit lorsque le sentiment personnel du juste est lésé. Bienveillance et humanisme pour le malfaiteur ne doivent pas avoir lieu là où l’homme, dans sa densité ontologique, subit l’injustice. La personne vulnérable n’est pas la personne infortunée de Lévinas mais celle qui éprouve souffrance ou douleur, blessée dans son droit subjectif. Et au lieu de réclamer une réparation matérielle, il exige avant tout la réparation qui donne satisfaction à son essence de personne blessée. 
En cas d’ hostilités entre les individus, la personne blessée ne demande pas de secours charitable, mais l’attribution d’une justice qui doit reconnaître sa valeur profonde d’être onto-phénoménologique et recevoir ce qu’elle mérite. Le pathétique de l’humanitarisme qui marque le personnalisme de Lévinas est absent chez von Ihering.
Dans cette direction, le juriste allemand demande à chaque personne d’assumer sa propre responsabilité. En particulier, son personnalisme est solidaire quand il se bat pour l’autre et surtout lorsque le sentiment personnel du droit qui est commun à tous est blessé. La blessure est donc portée par toute personne en tant qu’être moral. Il ne doit pas exister de pitié pour la personne fautive. La relation à l’autre ne relève pas seulement de l’ordre privé mais aussi de l’ordre public ; l’un et l’autre ont une répercussion   sur la paix sociale. Toute clémence, si appréciée par Lévinas, risque de déstabiliser l’ordre étatique en transformant le bon citoyen dépité en négateur de cet ordre.
Le personnalisme de Lévinas est un idéal ; il rend hommage à l’absoluité de la personne dans son épiphanie de personne biologique23 . Par contre, le personnalisme de von Ihering fait le culte du sentiment légal qui promeut l’homme au rang d’un soldat du Droit et veille à l’équilibre du monde. Car le monde ne saurait fonctionner sans le respect du sentiment du juste qui constitue le noyau de la personne et aliment les sources vitales de toute nation.

B. Faculté intérieure et législateur personnel

Pour von Ihering, la personne représente foncièrement une existence morale. Cela implique que la personne ne désigne pas seulement une existence jetée dans le monde, un Dasein, qui cherche à se définir en créant un créneau de valeurs. Encore se présente-t-elle comme un être humain de responsabilité et de liberté morales. Autrement dit, l’individu possède une personnalité juridique qui, pourtant, dépasse le simple niveau légal. C’est pourquoi le juriste allemand parle du sentiment personnel du droit. Il n’ y a pas de personne sans moralité, il n’y a pas de moralité juridique qui prime sur celle qui est inhérente à la personne. Le droit est dans la personne, et son mépris ou son atteinte engendre une souffrance intérieure qui témoigne de l’attaque subie par la personne. Or toute violation du droit est ressentie comme une injustice dirigée contre la personne même24 .

Cette atteinte au droit indique dès lors un outrage porté à l’intériorité ou bien à la subjectivité personnelle, une atteinte contre toutes les valeurs qui composent le juste ontologique, noyau et raison du bien vivre de la personne. En d’autres termes, le droit est attaché à ces valeurs morales propres à la personne, dont sa propriété. Voilà donc un sens particulier que l’idée de propriété prend chez von Ihering. La propriété n’est pas une chose ou un bien matériels mais une condition essentielle de l’existence personnelle 25. Cette nuance est de taille entraînant des conséquences multiples.

Dans cette lignée, défendre mon droit comme droit de propriété équivaut à défendre ma personne même. Le droit renvoie à plusieurs titres ou à plusieurs valeurs qui reflètent une condition particulière de l’existence morale 26.

En effet, les valeurs ou les qualités de la personne qui lui sont attachées composent sa propriété de sorte que toute attaque à la personne constitue une attaque à sa propriété. Celle-ci se révèle dès lors comme une condition essentielle de l’existence personnelle. De même toute attaque à mon bien constitue dans même le temps une attaque à ma personne 27.

Pour von Ihering, si j’ai le droit de défendre un bien que quelqu’un m’a volé ou qui essaie de le faire par plusieurs moyens, j’ai le devoir de défendre ma personne pour sauver son intégrité. Comme la propriété constitue un des volets de mon existence personnelle, j’ai l’obligation morale, au nom d’un intérêt plus important qu’un intérêt purement matériel, de défendre ce qui m’est propre 28.
Pour la science du droit selon von Ihering, ce qui prime, c’est le devoir de combattre toute injustice envers ma personne et envers ce qui lui est propre. Et le juriste allemand ajoute que ce devoir est un devoir tant envers moi-même qu’envers la société ; il fait de cette idée « un précepte de l’existence morale », donc de la personne elle-même 29. Il s’ensuit qu’en défendant ma personne, je défends la société, et par extension je défends toute autre personne contre l’injustice qu’elle a subie ou qu’elle en train de subir. Là se trouvent les racines profondes de la solidarité personnelle.
Dans ce contexte, le combat personnel se déploie en combat commun. Il s’agit d’un « combat du droit contre l’injustice, d’un combat commun de toute la nation dans lequel tous doivent tenir fortement ensemble » 30. « C’est donc le droit tout entier pour lequel il combat en maintenant son droit personnel dans le petit espace où il s’exerce. L’intérêt et les conséquences de son action s’étendent par le fait même bien au-delà de sa personne »31 .
De cette manière, le combat personnel pour défendre son propre droit se révèle comme combat de toute personne pour défendre, puisque personne, l’autre dont le sentiment du juste est menacé. Chacun a « la charge et le devoir de briser quand elle se dresse, la tête de cette hydre qu’on appelle l’arbitraire et l’illégalité ». Von Ihering persévère ici : « Quelle haute importance ne prend pas le combat de l’individu pour son droit, quand il se dit : C’est le droit tout entier qu’on a lésé et nié dans mon droit personnel, c’est lui que je vais défendre et rétablir » 32.

Rapportons-nous maintenant, avec un intérêt particulier, à la solidarité dans le personnalisme de Jhering ; elle comporte un double volet. Elle est individuelle : la personne se doit de défendre le sentiment du droit de l’autre, et sociale : tout combat contre l’injustice individuelle constitue un combat pour le droit étatique, pour l’ordre et la paix sociaux. Nier le sentiment personnel du droit, c’est nier le Droit et l’ordre juste dans la société : la loi formelle. Il y a une interconnexion entre le droit et la loi. Le droit concret, celui de la personne, rend au droit abstrait : la loi, la vie et la force qu’il en reçoit33 . « Le rapport qui existe entre le droit objectif et le droit subjectif, ou abstrait et concret, rappelle la circulation du sang qui part du coeur où il retourne » 34. Il s’agit donc d’une lutte noble qui vise la défense morale de la personne et dans le même temps, elle invite à « coopérer à une grande œuvre nationale »35 .
Dès lors, la lutte ne désigne pas, à la manière de Marx, une lutte des classes ou des personnes qui donne naissance à un droit dans les choses. Plus que sociologique, c’est une lutte qui vient d’une loi morale attachée au sentiment du juste et qui concerne tout individu, étant conscient ou pas des exigences de ses préceptes.

La moralité de la doctrine juridique de von Ihering est particulière. Depuis Socrate, le dictat principal du droit est « ne commets pas l’injustice ». Le maître de Platon va jusqu’à dire qu’il est préférable de subir l’injustice plutôt que de la commettre, car celui qui commet l’injustice est plus malheureux que celui qui la subit 36. Von Ihering récuse une telle passivité. Il fait preuve d’une « révolution » juridique qui met au premier rang la maxime : « Ne souffre aucune injustice » et au deuxième plan le principe : « N’en commets aucune »37 . Le juriste allemand ne fustige pas tellement ceux qui transgressent la loi en assumant la responsabilité de semer désordre et malheur partout mais ceux qui n’osent pas défendre le droit. C’est lorsque le droit, ce sentiment personnel du juste, se laisse faire que l’injuste supplante la justice avec toutes les conséquences néfastes pour tous.
Ces idées n’évoquent pas une simple lutte de la personne pour défendre ses biens ou son intérêt. Elles composent le canevas d’un personnalisme de l’engagement. Celui-ci, au lieu de renvoyer à la recherche d’une justice utilitaire ou pragmatique, vise à faire disparaître les souffrances ou la douleur morale qui envahissent la personne lorsque elle devient victime de l’illégalité et de l’arbitraire (moralité juridique et légalité vont de pair pour notre auteur). La justice à défendre n’est pas le gain du litige qui concerne un objet matériel ; les réactions de la personne lésée ne sont pas fondées sur un calcul de la perte ou du gain qu’elle envisage d’entreprendre afin de procéder à des compromis ou des sacrifices. En revanche, elle s’efforce de faire triompher le sentiment personnel du juste qui garantit les valeurs ontologiques de son existence morale. En effet, en défendant son droit, la personne défend les conditions de son existence morale38 .

La réaction individuelle de la personne ne vient pas d’une passion vindicative à cause de son caractère coléreux mais elle est l’expression d’une sensibilité blessée à son plus haut degré. L’irritabilité du sentiment légal atteste la pathologie d’une cause morale qui bouleverse tout le fondement ontologique de la personne39 . C’est un principe de la vie morale, qui est ébranlée. La lutte pour le droit acquiert alors un contenu particulier, un caractère sacré. Lorsque l’individu défend son droit, il lutte pour maintenir sa personnalité et plus encore. Le combat pour son droit constitue un combat pour la réalisation de l’idée de Droit 40. Car le Droit est un idéal, celui du « caractère » de la personne qui se reconnaît comme étant sa propre fin ; tout le reste est d’une moindre importance lorsque elle est atteinte dans la sacralité de son intimité. La résignation n’est pas un choix mais une faute car elle constitue une négation du sentiment du droit. Le sentiment du juste est foncièrement praxéologique. Il ne se conçoit que dans l’action qui est le propre du droit personnel41 .

Cela nous permet de bien circonscrire l’existence humaine chez von Ihering par rapport à l’individu dans l’ état de nature chez les partisans du contrat social et notamment chez Hobbes.

Pour le père du Léviathan, l’individu désigne une existence en dehors de l’histoire de la cité ou de l’État. Dans l’état de nature, l’homme est un être anonyme dont la personnalité ontologique n’est pas mise en valeur et la personnalité juridique est absente42 . Contrairement à l’existence morale de la personne qui exprime, pour von Ihering, la morale par le sentiment, l’individu hobbesien incarne la force amorale et asociale ; cet individu accomplit son destin existentiel comme sujet politique seulement dans l’Etat 43. La personne, selon le juriste allemand, se situe aux antipodes de la personne du philosophe anglais. Pour le premier, il est hors de question de concevoir une existence motivée par une volonté pure ou un pouvoir individuel. La personne ontologique désigne pour Hobbes, une entité métaphysique qui n’a pas beaucoup d’importance pour les autorités officielles. Car, au-delà de tout sentiment de justice, la morale se dégage de la loi formelle. L’éthique juridique est extérieure à l’idiosyncrasie personnelle. La propriété, au lieu de relever « du cachot de ma personne 44 », est une attribution de l’Etat qui fonde le droit. Elle n’est pas une qualité fondamentale de la personne, donc une entité morale. La propriété hobbesienne s’installe par le « dire » du chef de l’État lorsqu’il définit le « mien » et le « tien ».

Von Ihering est aussi assez éloigné du moralisme qui entoure la personne chez Locke. Certes, pour le philosophe anglais, l’homme dans l’état de nature a le sens de la moralité et de la propriété45 . Toutefois, ni l’une ni l’autre ne viennent du sentiment légal de la personne ; autrement dit elles ne sont pas inhérentes à l’idiosyncrasie de la personne. Elles constituent des droits naturels présents dans l’état de nature. La dimension onto-morale de la personne est ainsi absente chez Locke. Pour le philosophe, c’est la raison qui joue un rôle substantiel dans la formation du droit.
Même si le sentiment occupe une place privilégiée dans l’anthropologie rousseauiste, l’homme, chez Rousseau, est assez différent de la personne chez von Ihering. L’homme dans l’état de nature rousseauiste incarne l’innocence même. Il possède la moralité de l’homme isolé. C’est l’homme replié sur lui-même, l’innocent sauvage. Il n’est pas un homme engagé comme la personne chez von Ihering. Il n’a pas de sentiment personnel du juste ; il possède tout simplement des inclinations vers le bien, car la volonté est libre et non-assujettie aux règles de la société 46. Ce qui intéresse Rousseau est de demeurer juste dans la société organisée où la propriété a créé des inégalités et par là des injustices, contrairement aux préoccupations du juriste allemand dont la philosophie du droit est centrée sur la défense du droit personnel 47. Dans cette perspective, le philosophe suisse est en quête d’une loi naturelle issue de la condition de l’homme ayant deux principes-finalités : la conservation et le bien-être personnels, et d’autre part l’abstention de tout acte d’injustice et de souffrance de mes semblables 48. En revanche, von Ihering met, à la place de cet altruisme, un égocentrisme moral pour préserver l’intégrité de la personne agissant dans le monde.


C. Sentiment du juste et autorité de la punition

La défense du sentiment personnel du juste énonce un droit conforme à la loi étatique. Dans ce cadre, von Ihering développe toute une problématique qui concerne leurs désaccords (entre le juste personnel et la loi) comme aussi la non-satisfaction de ce sentiment une fois blessé par le droit formel. Cette problématique nous permet de connaître l’idée du juriste allemand sur la psychologie de la victime et sur la politique pénale à appliquer lorsque la personne subit une injustice. Cela nous donnera l’occasion d’approfondir l’univers moral de von Ihering et de saisir son humanisme qui, à notre avis, se démarque sensiblement de l’humanitarisme pénal postmoderne.
Toute lésion du droit personnel constitue dans le même temps une violation du droit49 . C’est pourquoi tout homme doit défendre le sentiment personnel du droit même si ce sentiment appartient à un autre. Chacun possède un sentiment idéal qui défend le Droit parce que c’est le Droit 50, et ce droit est exprimé pour la plupart du temps par la loi étatique. C’est là un des principes fondamentaux du personnalisme solidaire de von Ihering. Il y a donc une solidarité entre le droit et la loi. Et cette solidarité constitue l’expression « réelle de leurs rapports dans leur nature la plus intime »51 . Celui qui a bien pénétré ce rapport et a bien voulu le suivre devient le représentant de la loi. Cela nous permet de voir la différence qui sépare la conception rousseauiste de la loi comme représentation de la volonté générale du peuple et le sentiment du droit personnel qui s’exprime par la loi. Pour Rousseau, la loi est l’effet des volontés individuelles à l’unisson. Pour von Ihering, la loi exprime une moralité qui a son noyau dans le sentiment personnel du juste. Le premier parle du combat du peuple pour faire régner sa volonté, le deuxième décrit le combat non seulement pour un droit personnel mais aussi pour une idée52 . L’un se concentre sur la qualité juridique du juste alors que l’autre souligne la qualité morale du combat pour ce droit. Pour défendre son droit, la personne a le devoir envers le monde de « consacrer toutes ses forces à se procurer satisfaction, et à mettre ses concitoyens à l’abri de semblables injustices »53 . Ici, il y a également une solidarité entre le droit personnel et l’idée de droit qui embrasse toute sa nation 54. En luttant pour son droit personnel, l’homme se bat pour le Droit, et en défendant le Droit, il lutte pour son droit personnel55 .
Le juriste allemand tire une autre conclusion de l’antithèse entre le sentiment du juste et les décisions des autorités publiques : toute injustice commise ou décision prise ou à prendre arbitrairement, émanant de la puissance publique, constituent une atteinte au sentiment légal de la nation56 .
Le fait que le droit relève de l’idée du juste ne doit pas nous induire en erreur pour classer von Ihering dans la catégorie de l’idéalisme allemand selon lequel ma subjectivé noétique conçoit les phénomènes comme réalités venant de mon propre monde. Pour notre juriste, la réalité est extérieure à l’homme avec laquelle il communique, grâce à son sentiment du juste ; celui-ci représente le caractère moral de toutes les réalités qui lui transmettent ce caractère comme une expérience personnelle. Ainsi von Ihering remarque-t-il : « Le Droit, c’est l’idéal (…) celui du caractère c’est-à-dire, de l’homme qui se reconnaît comme étant son propre but, et qui estime peu tout le reste, quand il est atteint dans ce domaine intime et sacré »57 .

Il y a, pour notre auteur, une force morale qui pénètre l’être de la personne et fait en sorte que l’arbitraire et l’injustice causent souffrances et douleurs à la victime. Devant ce triste spectacle, toute personne s’indigne et court à son secours. C’est une manifestation de la nature humaine qui proteste contre l’atteinte faite au droit58 . Ce moralisme subjectif avoisine celui de Kant. Von Ihering l’étale sur l’essence de la personne alors que Kant le justifie au nom des lois morales recherchées dans la raison individuelle. Ainsi le premier privilégie le sentiment, le second la raison.
Dans ce contexte, il se peut qu’un conflit surgisse entre les décisions des institutions étatiques et le sentiment du juste. Von Ihering, sans être partisan du droit naturel ou de la loi naturelle, se révèle anti-positiviste. Ce n’est pas automatiquement droit ce que les autorités formelles compétentes décrètent comme tel. Le sentiment du droit qui exprime le droit idéal prime ; il ne coïncide pourtant pas toujours avec les lois formelles 59.
Lorsque l’autorité judiciaire viole le droit, il s’agit pour von Ihering d’un « meurtre judiciaire » 60. Le droit personnel s’en trouve atteint et cela pourrait avoir comme conséquence de rendre criminelle la personne lésée. Car celle-ci devient vengeur de son droit. Elle risque ainsi de se rendre ennemi juré de la société, voire brigand et homicide. Or, celui qui est chargé de défendre et protéger la loi, s’en fait « le meurtrier » 61. Nous voyons alors combien peut être énergique le sentiment du droit lorsque les institutions légales ne sauraient être capables d’accorder une satisfaction légale à la personne lésée dans son sentiment du juste. Le combat pour le droit et par là le combat pour la loi tournent en un combat contre la loi étatique. Dès lors, le sentiment personnel s’engage dans une lutte sur un terrain illégal en vue d’obtenir satisfaction par sa propre force 62.

Von Ihering favorise la primauté du sentiment personnel du juste sur un droit « légalement juste » qui semble s’y opposer à tort. Le droit étatique ne saurait être toujours obéi puisqu’ il est légal. Cela risque de nuire à la nation tout entière. Si des lois « injustes » poursuivent le défenseur de son droit personnel au lieu de l‘encourager dans la lutte pour son droit personnel, si ces lois le poussent à souffrir l’injustice, la personne blessée aura son sentiment du juste enchaîné, paralysé et apathique. Il se sentira alors incapable de réagir contre une lésion légale. Von Ihering remarque à cet égard : « Il n’ y a pas de sentiment légal si sain qu’il soit, qui puisse résister à la longue à l’influence d’un mauvais droit, il s'émousse et s’étiole »63 . Ce qui nuira certainement non seulement à son intérêt personnel mais aussi à la nation même. Toute atteinte à son honneur constitue dans le même temps une atteinte à l’honneur de son peuple ou de sa nation 64. Car la force d’un peuple répond à celle de son sentiment légal 65.

Dans ce cas-là, celui qui renonce à défendre son droit personnel, manque gravement au devoir de protéger son honneur ; il se déconsidère par l’état des choses. Pourtant, celui qui accepte de le faire peut être éventuellement puni par les autorités étatiques, situation fâcheuse tant pour le défenseur que pour son juge 66.

Ces idées nous mènent à aborder un chapitre capital de la philosophie juridique de notre auteur : la finalité du combat pour le droit personnel et le sens de la peine pour le débiteur qui a violé ce juste.
L’atteinte au sentiment personnel du juste dépasse amplement le niveau d’une simple atteinte à un intérêt matériel ou aux propriétés de la personne lésée 67. La doctrine de von Ihering se situe aux antipodes du matérialisme juridique68 . Par son acte, le voleur ne s’attaque pas seulement à l’objet volé mais aussi à la dignité et l’honneur de la victime et plus encore ; il affecte l’autorité de la loi69 . Or la fin de la punition ne vise pas seulement la restitution de l’objet volé, encore faudrait-il remettre en honneur l’autorité de la loi, en rendant satisfaction au sentiment personnel du juste de la victime et « de tous ceux qui avaient eu connaissance de l’incident »70 .

Von Ihering avoisine ici la philosophie pénale de Kant qui commande le châtiment au nom de la loi morale, et de surcroît au-delà de toute finalité utilitaire pour le violeur du droit. Von Ihering soutient avant tout que la punition est nécessaire pour satisfaire au sentiment personnel du juste (il s’agit du dommage moral fait à la personne71 lésée) sans pour autant exclure la finalité de l’intimidation72 .

Ces idées peuvent servir de transition pour aborder la philosophie pénale de von Ihering. Ses sentiments d’humanité envers le « débiteur » et le « créancier » du crime, autrement dit du délinquant et de sa victime se situent aux antipodes de l’humanitarisme pénal d’aujourd’hui, celui notamment appuyé sur l’article 3 de la CEDH et sur toutes les conventions et lois qui 73 portent sur les droits de l’homme, droits des criminels également. Von Ihering s’avère donc anti-moderne. Sur ce chapitre, ses idées avoisinent davantage celles des Grecs qui pensent plus à la victime qu’à son bourreau. Il s’agit d’une philosophie pénale fondée sur la sacralité de l’innocence, d’où l’horreur ressentie lorsque celle-ci est atteinte.
Pour von Ihering, dans la lignée des Grecs, la politique criminelle repose beaucoup plus sur les devoirs de l’homme que sur ses droits fondamentaux. Si pour l’humanitarisme postmoderne le concept de dignité humaine favorise davantage le statut du délinquant, chez von Ihering la gravité du crime est avant tout mesurée sur l’atteinte de la dignité de la victime. Il s’insurge donc contre ceux qui méconnaissent ou méprisent le sentiment personnel du juste, noyau de la dignité humaine, « de sorte que l’homme menacé dans sa personne ou dans son honneur, doit donc se retirer et fuir, le droit doit faire place à l’injustice » 74. Le juriste allemand, pour fustiger la paralysation du droit de la défense forcée de toute victime d’injustice, fait appel à « ce droit primordial de l’homme : Vim vi defendere omnes leges omniaque iura permittunt75 (Toutes les lois et tous les droits nous permettent de nous défendre contre la violence par la violence) ». Certes, von Ihering reconnaît que les « nouveaux sages » de son époque connaissent ce principe juridique qu’il érige même en loi naturelle et qui s’oppose au sentiment de sympathie pour le délinquant76 . L’hostilité de notre auteur envers ce sentiment ne laisse aucun doute lorsque nous lisons : « Dans quel abîme profond ne voit-on pas se perdre le sentiment de la personnalité quand on descend dans la littérature de cette doctrine ! quel oubli de la dignité humaine, quel dépérissement complet, quel abâtardissement de ce sentiment simple et juste du droit ! ne se croirait-on pas transporté dans une société de chastes castrats ! »77 .
En effet, il y a un sentiment humanitaire qui prospère dans l’humanitarisme pénal d’aujourd’hui et qui est absent dans la philosophie pénale de von Ihering : la sympathéia. Celle-ci signale la pitié pour le délinquant en tant qu’homme vulnérable. Lorsque son semblable souffre dans son humanité, l’homme ne saurait se montrer indifférent envers lui. Précisons qu’il s’agit de la sympathéia envers tout homme, indifféremment s’il est innocent ou coupable. Il en est tout autrement concernant von Ihering. Seule la victime est digne de sympathie: « Sympathiser avec le débiteur est le signe auquel on peut reconnaître qu’une époque est débile »78 . Se montrer clément et généreux envers le criminel, c’est améliorer la position du « débiteur aux frais du créancier»79 . En effet, persiste ironiquement notre auteur, « il n’y vraiment pas de meilleure manière de s’accommoder avec l’humanité que de le faire aux frais des autres ! » 80. Certes la douceur de l’humanisme est une qualité noble de l’âme humaine. Toutefois, il s’agit d’une douceur « despotique » parce que elle donne à l’un ce qu’elle enlève à l’autre, « c’est la douceur de l’arbitraire et du caprice, et non celle de l’humanité, c’est le trouble de la cruauté »81 .

Prenons un exemple en suivant cet esprit, pour mieux comprendre les propos de notre juriste. Épargner la vie d’un assassin, terroriste dangereux, et le faire sortir, avec une remise de peine, de la prison, alors qu’il a montré de signes évidents de récidive, voire qu’il récidive, c’est payer par un geste léger un tribut trop lourd pour la néantisation de tant de vies innocentes (le cas des massacres faits par les djiadistes).

L’atteinte au sentiment personnel du juste constitue à la fois une atteinte à l’être de l’homme, à son humanité, à l’humanité tout entière, à tout honneur tant individuel que général et à la dignité du genre humain ; c’est pourquoi pour von Ihering, le combat pour la justice, est un combat courageux pour le droit , un strict devoir 82.


Compedium


Von Ihering, fondant sa philosophie juridique sur le sentiment personnel du juste, se révèle comme un moraliste doctrinaire qui s’efforce de concilier les prédispositions de la nature humaine avec les exigences de la personnalité individuelle libre.

Son anti-modernisme qui exalte la volonté humaine revêtant l’habit d’un humanitarisme cosmopolite, comme supérieure à la moralité naturelle, a le mérite de mettre l’humanité individuelle et celle du monde devant ses devoirs. Il n’anticipe pas la fin de l’histoire, ni n’envisage son dépassement par l’homme au nom de ses droits fondamentaux. Tout au contraire, il me la personne, munie d’un devoir personnel ontologique, devant le tribunal de la moralité existentielle pour répondre de ses actes. Le dépassement de l’Histoire, au nom de l’histoire du plus fort a créé Dachau et d’autres camps de concentration83 .
Von Ihering soutient un personnalisme à part des autres personnalismes centrés sur l’altruisme, soucieux de ce que l’autre ne tombe dans « la dispersion élémentaire de l’indifférence et du conflit » 84. En revanche, notre juriste prône un combat héroïque en responsabilisant l’homme en tant qu’agent moral de l’humanité, chaque fois que le regard d’autrui lui cache l’horizon libre et lui vole la propriété dans le monde. Son combat fait appel au combat des autres au nom de son personnalisme solidaire : chacun et tous ensembles doivent être engagés personnellement contre les négateurs de l’humanité 85. Pour ces derniers, von Ihering n’éprouve ni pitié, ni sympathie, ni clémence ; il ne souffre aucune espèce d’ indifférence. Car le sentiment personnel du juste est mon devoir de contenir ces négateurs, les expulser et de les asservir à mon tour 86.

Recibido el 15 de septiembre de 2018. Aceptado el 18 de octubre de 2018

NOTAS

1
R. von Ihering, Le combat pour la justice, trad. A.-F. Meydieu, Paris, A. Durand-et-Pedone-L. Lauriel, 1875, p. 33.

2 Ibidem.
3 Ibid., p. 34.

4 Ibid., p. 1.
5 Ibid., p. 3.

6 En ce sens qu’il considère que la personne, c’est la substance à laquelle se ratachent tous les actes qu’accomplit un être humain ; «inacessible à la conaissance théorique, elle ne nous est révelée que par intuition individuelle», voir M. Scheler, Nature et formes de la symapthie, Paris, Petit bibliothèque Payot, p. 317.

7 M. Scheler, op. cit., p. 275-276.

8 Ibid., p. 205-206.
9 E. Mounier, Écrits sur le personnalisme, Paris, Seuil/Points-Essais, 2002, p. 335: « L’homme n’est homme que par engagement ».

10 Ibid., p. 85.

11 E. Mounier, Le personnalisme, Paris, Que sais-je?, 1995, p. 101.

12 Écrits…, op. cit., p. 313.

13 Cf. ibid., p. 346: « La vie personnellle est la plus haute fleur de la vie ».

14 Cf. E. Mounier, Le personnalisme…, op. cit., p. 34: « On pourrait presque dire que je n’existe que dans la mesure où j’existe pour autrui, et, à la limite : être, c’est aimer ».

15 Voir à ce sujet son œuvre, Le Mystère de l'être, Paris, Aubier, 1951, 2 vol.

16 Voir pour ce sujet son œuvre principale, Être et avoir (1918-1933), Paris, Aubier, 1935.

17 Ibid., p. 3.

18 Ibid., p. 23-24.

19 J.-P. Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Tel/Gallimard, 1996, p. 524.

20 Ibid., p. 521.
21 J.-P. Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Essais/Folio, 1996, p. 30. « L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur».Cf. L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, op. cit., p. 609: « Mais ce projet lui-même, en tant que totalité de mon être (…), n’est rien d’autre que le choix de moi-même comme totalité (…) ».
22 Cf. E. Levinas, Éthique et Infini, Paris, Biblio/Essais, 1990, p. 81-83.

23 Voir chez E. Levinas, le chapitre IX « La trace » de l’Humanisme de l’autre homme, Paris, Biblio/Essais, 1996, p. 62 et sqq.

24 Ibid., p. 14.

25 Ibid., p. 13.
26 Ibidem.
27 Ibidem.

28 Ibidem.
29 Ibid., p. 12.
30 Ibid., p. 29.

31 Ibidem.

32 Ibid., p. 31.

33 Ibid., p. 28.

34 Ibidem.

35 Ibid., p. 31.

36 Platon, Gorgias, 473b-474a.

37 Le combat…, op. cit., p. 30.
38 Ibid., p. 18.

39 Ibidem.

40 Ibid., p. 39.

41 Ibid., p.25.
42 Voir T. Hobbes, Leviathan, Oxford University Press, World’s Classis, 1996, p. 86 et sqq.
43 T. Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique, Paris, Classiques de Poche, 2003, p. 204-205.
44 Ibid., p. 23.

45 Cf. J. Locke, Traité du gouvernenement civil, Paris, FG Flammarion, 1984, p. 193 et sqq.
46 J. J. Rousseau, Les rêveries du promeneurs solitaire, Paris, GF, 1964, p. 117-119.

47 J. J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Flammarion, 1984, p. 217.
48 Ibid., p. 153.

49 Le combat, op. cit., p. 31.

50 Ibid., note de la page 32.

51 Ibid., p. 34.

52 Ibidem.
53 Ibid., p. 36.

54 Dans un autre livre, L’évolution du droit, trad. O. de Meleunaere, Paris, A. Marescq Aîné, 1901, p. 41, von Jhering remarque pertinemment: l’individu « n’est pas seulement pour lui, il est solidaire de l’humanité toute entière ».

55 Le combat..., op. cit., p. 41.

56 Ibid., p. 43.

57 Ibid., p. 40.

58 Ibid., p. 32.

59 Dans R. von Jhering, Études complémentaires de l’Esprit du droit romain, v. 1, De la faut en droit privé. Fragments historiques. Trad. O. de Meleunaere, Paris, A. Marescq Aîné, 1880, p. 15, von Jhering remarque : « En effet, l’injustice a beau se couvrir des formes légales de la procédure, elle n’en conserve pas moins le caractère de délit. L’intention méchante existe tout comme dans le dolus, et le danger pour l’adversaire est le même. Celui qui, de mauvaise fois, conteste la créance d’un autre, cherche à le priver de ce qui lui papartient. Il en est de même de celui qui fait valoir une prétension qu’il sait ne pas être fondée. Il y a là véritablement un vol revetu de formes légales ».

60 Ibid., p. 37.

61 Ibidem.

62 Ibid., p. 38.

63 Ibid., p. 43.

64 Ibid., p. 39.

65 Ibid., p. 42.
66 Ibid., p. 38.

67 Cf R. von Ihering, L’évolution du droit, op. cit., p. 51: « La lutte pour le droit à la chose peut en effet se présenter de telle sorte qu’elle intéresse également la personne ».

68 Cf. Le combat pour le droit, op. cit., p. 44.

69 Ibid., p. 46
70 Ibid., p. 46-47.
71 Ibid., p. 39.

72 Ibid., p; 46.
73 Ibid., p. 53
74 Ibidem.

75 Cf. Ciceron, Pro Milone, 11.

76 Le combat…op. cit., p. 53.

77 Ibidem.

78 Ibid., p. 49.
79 Ibid., p. 48.

80 Ibid, note 2, p. 48.
81 Ibid., p. 48.

82 Ibid., p. 55.
83 Cf. E. Mounier, Introduction aux existentialismes, Paris, Idées /nrf, 1962, p. 155.

84 Ibid., p. 166.

85 Ibid., p. 121.

86 Ibidem.




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